LE CIEL ET L'ENFER OU LA JUSTICE DIVINE SELON LE SPIRITISME

Allan Kardec

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LES DEMONS SELON L'EGLISE

7. - Selon l'Eglise, Satan, le chef ou le roi des démons, n'est point une personnification allégorique du mal, mais bien un être réel, faisant exclusivement le mal, tandis que Dieu fait exclusivement le bien. Prenons-le donc tel qu'on nous le donne.

Satan est-il de toute éternité, comme Dieu, ou postérieur à Dieu ? S'il est de toute éternité, il est incréé, et par conséquent l'égal de Dieu. Dieu alors n'est plus unique ; il y a le Dieu du bien et le Dieu du mal.

Est-il postérieur ? alors c'est une créature de Dieu. Puisqu'il ne fait que le mal, qu'il est incapable de faire le bien et de se repentir, Dieu a créé un être voué au mal à perpétuité. Si le mal n'est pas l'oeuvre de Dieu, mais celle d'une de ses créatures prédestinées à le faire, Dieu en est toujours le premier auteur, et alors il n'est pas infiniment bon. Il en est de même de tous les êtres mauvais appelés démons.

8. - Telle a été pendant longtemps la croyance sur ce point. Aujourd'hui, on dit : *

«Dieu, qui est la bonté et la sainteté par essence, ne les avait point créés mauvais et malfaisants. Sa main paternelle, qui se plaît à répandre sur tous ses ouvrages un reflet de ses perfections infinies, les avait comblés de ses dons les plus magnifiques. Aux qualités suréminentes de leur nature, elle avait ajouté les largesses de sa grâce ; elle les avait faits en tout semblables aux Esprits sublimes qui sont dans la gloire et la félicité ; répartis dans tous leurs ordres et mêlés à tous leurs rangs, ils avaient la même fin et les mêmes destinées ; leur chef a été le plus beau des archanges. Ils auraient pu, eux aussi, mériter d'être confirmés à jamais dans la justice et admis à jouir éternellement du bonheur des cieux. Cette faveur dernière aurait mis le comble à toutes les autres faveurs dont ils étaient l'objet ; mais elle devait être le prix de leur docilité, et ils s'en sont rendus indignes ; ils l'ont perdue par une révolte audacieuse et insensée.

«Quel a été l'écueil de leur persévérance ? Quelle vérité ont-ils méconnue ? Quel acte de foi et d'adoration ont-ils refusé à Dieu ? L'Eglise et les annales de l'histoire sainte ne le disent pas d'une manière positive ; mais il parait certain qu'ils n'ont acquiescé ni à la médiation du Fils de Dieu pour eux-mêmes, ni à l'exaltation de la nature humaine en Jésus-Christ.

«Le Verbe divin, par qui toutes choses ont été faites, est aussi l'unique médiateur et sauveur, au ciel et sur la terre. La fin surnaturelle n'a été donnée aux anges et aux hommes qu'en prévision de son incarnation et de ses mérites ; car il n'y a aucune proportion entre les oeuvres des Esprits les plus éminents et cette récompense, qui n'est autre que Dieu lui-même ; nulle créature n'aurait pu y parvenir sans cette intervention merveilleuse et sublime de charité. Or, pour combler la distance infinie qui sépare l'essence divine des ouvrages de ses mains, il fallait qu'il réunît dans sa personne les deux extrêmes, et qu'il associât à sa divinité la nature de l'ange ou celle de l'homme ; et il fit choix de la nature humaine.

«Ce dessein, conçu de toute éternité, fut manifesté aux anges longtemps avant son accomplissement ; l'Homme-Dieu leur fut montré dans l'avenir comme Celui qui devait les confirmer en grâce et les introduire dans la gloire, à condition qu'ils l'adoreraient sur la terre pendant sa mission, et au ciel dans les siècles des siècles. Révélation inespérée, vision ravissante pour les coeurs généreux et reconnaissants, mais mystère profond, accablant pour les Esprits superbes ! Cette fin surnaturelle, ce poids immense de gloire qui leur était proposé ne serait donc point uniquement la récompense de leurs mérites personnels ! Jamais ils ne pourraient s'en attribuer à eux-mêmes les titres et la possession ! Un médiateur entre eux et Dieu, quelle injure faite à leur dignité ! La préférence gratuite accordée à la nature humaine, quelle injustice ! quelle atteinte portée à leurs droits ! Cette humanité, qui leur est si inférieure, la verront-ils, un jour, déifiée par son union avec le Verbe, et assise à la droite de Dieu, sur un trône resplendissant ? Consentiront-ils à lui offrir éternellement leurs hommages et leurs adorations ?

«Lucifer et la troisième partie des anges succombèrent à ces pensées d'orgueil et de jalousie. Saint Michel et avec lui le plus grand nombre s'écrièrent : Qui est semblable à Dieu ? Il est le maître de ses dons et le souverain Seigneur de toutes choses. Gloire à Dieu et à l'Agneau qui sera immolé pour le salut du monde ! Mais le chef des rebelles, oubliant qu'il était redevable à son Créateur de sa noblesse et de ses prérogatives, n'écouta que sa témérité, et dit : «C'est moi-même qui monterai au ciel ; j'établirai ma demeure au-dessus des astres ; je m'assiérai sur la montagne de l'alliance, aux flancs de l'Aquilon ; je dominerai les nuées les plus élevées, et je serai semblable au Très-Haut.» Ceux qui partageaient ses sentiments accueillirent ses paroles par un murmure d'approbation ; et il s'en trouva dans tous les ordres de la hiérarchie ; mais leur multitude ne les mit point à l'abri du châtiment.»


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* Les citations suivantes sont extraites du mandement de Mgr. le cardinal Gousset, cardinal-archevêque de Reims, pour le carême de 1865. En raison du mérite personnel et de la position de l'auteur, on peut les considérer comme la dernière expression de l'Eglise sur la doctrine des démons.



9. - Cette doctrine soulève plusieurs objections.

1° Si Satan et les démons étaient des anges, c'est qu'ils étaient parfaits ; comment, étant parfaits, ont-ils pu faillir et méconnaître à ce point l'autorité de Dieu, en présence de qui ils se trouvaient ? On concevrait encore que, s'ils ne fussent arrivés à ce degré éminent que graduellement et après avoir passé par la filière de l'imperfection, ils aient pu avoir un retour fâcheux ; mais ce qui rend la chose plus incompréhensible, c'est qu'on nous les représente comme ayant été créés parfaits.

La conséquence de cette théorie est celle-ci : Dieu avait voulu créer en eux des êtres parfaits, puisqu'il les avait comblés de tous les dons, et il s'est trompé ; donc, selon l'Eglise, Dieu n'est pas infaillible. *

2° Puisque ni l'Eglise ni les annales de l'histoire sainte ne s'expliquent sur la cause de la révolte des anges contre Dieu, que seulement il paraît certain qu'elle fut dans leur refus de reconnaître la mission future du Christ, quelle valeur peut avoir le tableau si précis et si détaillé de la scène qui eut lieu à cette occasion ? A quelle source a-t-on puisé les paroles si nettes rapportées comme y ayant été prononcées, et jusqu'aux simples murmures ? De deux choses l'une : ou la scène est vraie, ou elle ne l'est pas. Si elle est vraie, il n'y a aucune incertitude, et alors pourquoi l'Eglise ne tranche-t-elle pas la question ? Si l'Eglise et l'histoire se taisent, si seulement la cause paraît certaine, ce n'est qu'une supposition, et la description de la scène est une oeuvre d'imagination. **

3° Les paroles attribuées à Lucifer accusent une ignorance que l'on s'étonne de trouver dans un archange qui, par sa nature même et au degré où il est placé, ne doit pas partager, sur l'organisation de l'univers, les erreurs et les préjugés que les hommes ont professés jusqu'à ce que la science soit venue les éclairer. Comment peut-il dire : «J'établirai ma demeure au-dessus des astres ; je dominerai les nuées les plus élevées» ? C'est toujours l'antique croyance à la terre comme centre du monde, au ciel des nuages qui s'étend jusqu'aux étoiles, à la région limitée des étoiles formant voûte, et que l'astronomie nous montre disséminées à l'infini, dans l'espace infini. Comme on sait aujourd'hui que les nuages ne s'étendent pas au-delà de deux lieues de la surface de la terre, pour dire qu'il dominera les nuées les plus élevées, et parler des montagnes, il fallait que la scène se passât à la surface de la terre, et que là fût le séjour des anges ; si ce séjour est dans les régions supérieures, il était inutile de dire qu'il s'élèverait au-delà des nuées. Faire tenir aux anges un langage empreint d'ignorance, c'est avouer que les hommes, aujourd'hui, en savent plus que les anges. L'Eglise a toujours eu le tort de ne point tenir compte des progrès de la science.


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* Cette doctrine monstrueuse est affirmée par Moïse, quand il dit (Genèse, chapitre VI, v. 6 et 7) : «Il se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre. Et, étant touché de douleur jusqu'au fond du coeur, - il dit : «J'exterminerai de dessus la terre l'homme que j'ai créé ; j'exterminerai tout, depuis l'homme jusqu'aux animaux, depuis tout ce qui rampe sur la terre jusqu'aux oiseaux du ciel : car je me repens de les avoir faits.»
Un Dieu qui se repent de ce qu'il a fait n'est ni parfait ni infaillible : donc il n'est pas Dieu. Ce sont pourtant les paroles que l'Eglise proclame comme des vérités saintes. On ne voit pas trop, non plus, ce qu'il y avait de commun entre les animaux et la perversité des hommes pour mériter leur extermination.

** On trouve dans Isaïe, chapitre XIV, v. 11 et suivants : - «Ton orgueil a été précipité dans les enfers ; ton corps mort est tombé par terre ; ta couche sera la pourriture, et ton vêtement sera les vers. - Comment es-tu tombé du ciel, Lucifer, toi qui paraissais si brillant au point du jour ? Comment as-tu été renversé sur la terre, toi qui frappais de plaies les nations ; - qui disais en ton coeur : Je monterai au ciel, j'établirai mon trône au-dessus des astres de Dieu, je m'assiérai sur la montagne de l'alliance, aux flancs de l'Aquilon ; je me placerai au-dessus des nuées les plus élevées, et je serai semblable au Très Haut ? - Et néanmoins tu as été précipité de cette gloire dans l'enfer, jusqu'au plus profond des abîmes. - Ceux qui te verront s'approcheront près de toi, et, après t'avoir envisagé, ils te diront : Est-ce là cet homme qui a épouvanté la terre, qui a jeté la terreur dans les royaumes, qui a fait du monde un désert, qui en a détruit les villes, et qui a retenu dans les chaînes ceux qu'il avait faits ses prisonniers ?»
Ces paroles du prophète ne sont point relatives à la révolte des anges, mais une allusion à l'orgueil et à la chute du roi de Babylone qui tenait les Juifs en captivité, ainsi que le prouvent les derniers versets. Le roi de Babylone est désigné, par allégorie, sous le nom de Lucifer, mais il n'y est fait nulle mention de la scène décrite ci-dessus. Ces paroles sont celles du roi qui disait en son coeur, et se plaçait, par son orgueil, au-dessus de Dieu, dont il retenait le peuple captif. La prédiction de la délivrance des Juifs, de la ruine de Babylone et de la défaite des Assyriens, est d'ailleurs, le sujet exclusif de ce chapitre.


10. - La réponse à la première objection se trouve dans le passage suivant :

«L'Ecriture et la tradition donnent le nom de ciel au lieu où les anges avaient été placés au moment de leur création. Mais ce n'était point le ciel des cieux, le ciel de la vision béatifique, où Dieu se montre à ses élus face à face, et où ses élus le contemplent sans efforts et sans nuages ; car, là, il n'y a plus ni danger, ni possibilité de pécher ; la tentation et la faiblesse y sont inconnues ; la justice, la joie, la paix y règnent dans une immuable sécurité ; la sainteté et la gloire y sont inamissibles. C'était donc une autre région céleste, une sphère lumineuse et fortunée, où ces nobles créatures, largement favorisées des communications divines, devaient les recevoir et y adhérer par l'humilité de la foi, avant d'être admises à en voir clairement la réalité dans l'essence même de Dieu.»

Il résulte de ce qui précède que les anges qui ont failli appartenaient à une catégorie moins élevée, moins parfaite, et qu'ils n'étaient point encore parvenus au lieu suprême où la faute est impossible. Soit ; mais alors il y a ici une contradiction manifeste, car il est dit plus haut que : «Dieu les avait faits en tout semblables aux Esprits sublimes ; que, répartis dans tous leurs ordres et mêlés à tous leurs rangs, ils avaient la même fin et la même destinée ; que leur chef était le plus beau des archanges.» S'ils ont été faits en tout semblables aux autres, ils n'étaient donc pas d'une nature inférieure ; s'ils étaient mêlés à tous leurs rangs, ils n'étaient pas dans un lieu spécial. L'objection subsiste donc tout entière.

11. - Il en est une autre qui est, sans contredit, la plus grave et la plus sérieuse.

Il est dit : «Ce dessein (la médiation du Christ), conçu de toute éternité, fut manifesté aux anges longtemps avant son accomplissement.» Dieu savait donc de toute éternité que les anges, aussi bien que les hommes, auraient besoin de cette médiation. Il savait, ou il ne savait pas, que certains anges failliraient ; que cette chute entraînerait pour eux la damnation éternelle sans espoir de retour ; qu'ils seraient destinés à tenter les hommes ; que ceux de ces derniers qui se laisseraient séduire subiraient le même sort. S'il le savait, il a donc créé ces anges, en connaissance de cause, pour leur perte irrévocable et pour celle de la plus grande partie du genre humain. Quoi qu'on dise, il est impossible de concilier leur création, dans une pareille prévision, avec la souveraine bonté. S'il ne le savait pas, il n'était pas tout-puissant. Dans l'un et l'autre cas, c'est la négation de deux attributs sans la plénitude desquels Dieu ne serait pas Dieu.

12. - Si l'on admet la faillibilité des anges, comme celle des hommes, la punition est une conséquence naturelle et juste de la faute ; mais si l'on admet en même temps la possibilité du rachat, par le retour au bien, la rentrée en grâce après le repentir et l'expiation, il n'y a rien qui démente la bonté de Dieu. Dieu savait qu'ils failliraient, qu'ils seraient punis, mais il savait aussi que ce châtiment temporaire serait un moyen de leur faire comprendre leur faute et tournerait à leur avantage. Ainsi se trouverait vérifiée cette parole du prophète Ezéchiel : «Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais son salut.»* Ce qui serait la négation de cette bonté, c'est l'inutilité du repentir et l'impossibilité du retour au bien. Dans cette hypothèse, il est donc rigoureusement exact de dire que : «Ces anges, dès leur création, puisque Dieu ne pouvait l'ignorer, ont été voués au mal à perpétuité, et prédestinés à devenir démons, pour entraîner les hommes au mal.»


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* Voir ci-dessus, chapitre VII, n° 20, citation d'Ezéchiel.



13. - Voyons, maintenant, quel est leur sort et ce qu'ils font.

«A peine leur révolte eut-elle éclaté dans le langage des Esprits, c'est-à-dire dans les élans de leurs pensées, qu'ils furent bannis irrévocablement de la cité céleste et précipités dans l'abîme.

«Par ces paroles, nous entendons qu'ils furent relégués dans un lieu de supplices, où ils subissent la peine du feu, conformément à ce texte de l'Evangile, qui est sorti de la bouche même du Sauveur : «Allez, maudits, au feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges.» Saint Pierre dit expressément : «que Dieu les a livrés aux chaînes et aux tortures de l'enfer ; mais tous n'y restent pas perpétuellement ; ce n'est qu'à la fin du monde qu'ils y seront enfermés pour jamais, avec les réprouvés. Présentement, Dieu permet qu'ils occupent encore une place dans cette création à laquelle ils appartiennent, dans l'ordre des choses auquel se rattache leur existence, dans les relations enfin qu'ils devaient avoir avec l'homme, et dont ils font le plus pernicieux abus. Pendant que les uns sont dans leur demeure ténébreuse, et y servent d'instrument à la justice divine, contre les âmes infortunées qu'ils ont séduites, une infinité d'autres, formant des légions invisibles, sous la conduite de leurs chefs, résident dans les couches inférieures de notre atmosphère et parcourent toutes les parties du globe. Ils sont mêlés à tout ce qui se passe ici-bas, et ils y prennent le plus souvent une part très active.»

En ce qui concerne les paroles du Christ, sur le supplice du feu éternel, cette question est traitée au chapitre IV, l'Enfer.

14. - Selon cette doctrine, une partie de démons est seule en enfer ; l'autre erre en liberté, se mêlant à tout ce qui se passe ici-bas, se donnant le plaisir de faire le mal, et cela jusqu'à la fin du monde, dont l'époque indéterminée n'aura probablement pas lieu de sitôt. Pourquoi donc cette différence ? Sont-ils moins coupables ? Non assurément. A moins qu'ils n'en sortent à tour de rôle, ce qui semblerait résulter de ce passage : «Pendant que les uns sont dans leur demeure ténébreuse et y servent d'instrument à la justice divine contre les âmes infortunées qu'ils ont séduites.»

Leurs fonctions consistent donc à tourmenter les âmes qu'ils ont séduites. Ainsi, ils ne sont pas chargés de punir celles qui sont coupables de fautes librement et volontairement commises, mais de celles qu'ils ont provoquées. Ils sont, à la fois, la cause de la faute et l'instrument du châtiment ; et, chose que la justice humaine, tout imparfaite qu'elle est, n'admettrait pas, la victime qui succombe, par faiblesse, à l'occasion qu'on fait naître pour la tenter, est punie aussi sévèrement que l'agent provocateur qui emploie la ruse et l'astuce ; plus sévèrement même, car elle va en enfer, en quittant la terre, pour n'en sortir jamais, et y souffrir sans trêve ni merci pendant l'éternité, tandis que celui qui est la cause première de sa faute jouit du répit et de la liberté jusqu'à la fin du monde ! La justice de Dieu n'est-elle donc pas plus parfaite que celle des hommes?

15. - Ce n'est pas tout. «Dieu permet qu'ils occupent encore une place dans cette création, dans les relations qu'ils devaient avoir avec l'homme et dont ils font le plus pernicieux abus.» Dieu pouvait-il ignorer l'abus qu'ils feraient de la liberté qu'il leur accorde ? Alors pourquoi la leur accorde-t-il ? C'est donc en connaissance de cause qu'il livre ses créatures à leur merci, sachant, en vertu de sa toute-prescience, qu'elles succomberont et auront le sort des démons. N'avaient-elles pas assez de leur propre faiblesse, sans permettre qu'elles fussent excitées au mal par un ennemi d'autant plus dangereux, qu'il est invisible ? Encore, si le châtiment n'était que temporaire et si le coupable pouvait se racheter par la réparation ! Mais non : il est condamné pour l'éternité. Son repentir, son retour au bien, ses regrets sont superflus.

Les démons sont ainsi les agents provocateurs prédestinés à recruter des âmes pour l'enfer, et cela avec la permission de Dieu, qui savait, en créant ces âmes, le sort qui leur était réservé. Que dirait-on, sur la terre, d'un juge qui en userait ainsi pour peupler les prisons ? Etrange idée qu'on nous donne de la Divinité, d'un Dieu dont les attributs essentiels sont la souveraine justice et la souveraine bonté ! Et c'est au nom de Jésus-Christ, de celui qui n'a prêché que l'amour, la charité et le pardon, qu'on enseigne de pareilles doctrines ! Il fut un temps où de telles anomalies passaient inaperçues ; on ne les comprenait pas, on ne les sentait pas ; l'homme, courbé sous le joug du despotisme, soumettait sa raison en aveugle, ou plutôt abdiquait sa raison ; mais aujourd'hui l'heure de l'émancipation a sonné : il comprend la justice, il la veut pendant sa vie et après sa mort ; c'est pourquoi il dit : «Cela n'est pas, cela ne se peut pas, ou Dieu n'est pas Dieu !»

16. - «Le châtiment suit partout ces êtres déchus et maudits, partout ils portent leur enfer avec eux : ils n'ont plus ni paix ni repos ; les douceurs mêmes de l'espérance se sont changées pour eux en amertume : elle leur est odieuse. La main de Dieu les a frappés dans l'acte même de leur péché, et leur volonté s'est obstinée dans le mal. Devenus pervers, ils ne veulent point cesser de l'être, et ils le sont pour toujours.

«Ils sont, après le péché, ce que l'homme est après la mort. La réhabilitation de ceux qui sont tombés est donc impossible ; leur perte est désormais sans retour, et ils persévèrent dans leur orgueil, vis-à-vis de Dieu, dans leur haine contre son Christ, dans leur jalousie contre l'humanité.

«N'ayant pu s'approprier la gloire du ciel, par l'essor de leur ambition, ils s'efforcent d'établir leur empire sur la terre et d'en bannir le règne de Dieu. Le Verbe fait chair* a accompli, malgré eux, ses desseins pour le salut et la gloire de l'humanité ; tous leurs moyens d'action sont consacrés à lui ravir les âmes qu'il a rachetées ; la ruse et l'importunité, le mensonge et la séduction, ils mettent tout en oeuvre pour les porter au mal et pour consommer leur ruine.

«Avec de tels ennemis, la vie de l'homme, depuis son berceau jusqu'à la tombe, ne peut être, hélas ! qu'une lutte perpétuelle, car ils sont puissants et infatigables.

«Ces ennemis, en effet, sont ceux-là mêmes qui, après avoir introduit le mal dans le monde, sont parvenus à couvrir la terre des épaisses ténèbres de l'erreur et du vice ; ceux qui, pendant de longs siècles, se sont fait adorer comme des dieux, et qui ont régné en maîtres sur les peuples de l'antiquité ; ceux, enfin, qui exercent encore leur empire tyrannique sur les régions idolâtres, et qui fomentent le désordre et le scandale jusqu'au sein des sociétés chrétiennes.

«Pour comprendre tout ce qu'ils ont de ressources au service de leur méchanceté, il suffit de remarquer qu'ils n'ont rien perdu des prodigieuses facultés qui sont l'apanage de la nature angélique. Sans doute, l'avenir et surtout l'ordre surnaturel ont des mystères que Dieu s'est réservés et qu'ils ne peuvent découvrir ; mais leur intelligence est bien supérieure à la nôtre, parce qu'ils aperçoivent d'un coup d'oeil les effets dans leurs causes, et les causes dans leurs effets. Cette pénétration leur permet d'annoncer à l'avance des événements qui échappent à nos conjectures. La distance et la diversité des lieux s'effacent devant leur agilité. Plus prompts que l'éclair, plus rapides que la pensée, ils se trouvent presque en même temps sur divers points du globe, et ils peuvent décrire au loin les choses dont ils sont témoins à l'heure même où elles s'accomplissent.

«Les lois générales par lesquelles Dieu régit et gouverne cet univers ne sont pas de leur domaine ; ils ne peuvent y déroger, ni par conséquent prédire ou opérer de vrais miracles ; mais ils possèdent l'art d'imiter et contrefaire, dans de certaines limites, les oeuvres divines ; ils savent quels phénomènes résultent de la combinaison des éléments, et ils prédisent avec certitude ceux qui arrivent naturellement, comme ceux qu'ils ont le pouvoir de produire eux-mêmes. De là, ces oracles nombreux, ces prestiges extraordinaires dont les livres sacrés et profanes nous ont gardé le souvenir, et qui ont servi de base et d'aliment à toutes les superstitions.

«Leur substance simple et immatérielle les soustrait à nos regards ; ils sont à nos côtés sans être aperçus ; ils frappent notre âme sans frapper nos oreilles ; nous croyons obéir à notre propre pensée, pendant que nous subissons leurs tentations et leur funeste influence. Nos dispositions, au contraire, leur sont connues par les impressions que nous en ressentons, et ils nous attaquent, pour l'ordinaire, par notre côté faible. Pour nous séduire plus sûrement, ils ont coutume de nous présenter des appâts et des suggestions conformes à nos penchants. Ils modifient leur action selon les circonstances et d'après les traits caractéristiques de chaque tempérament. Mais leurs armes favorites sont le mensonge et l'hypocrisie.»

17. - Le châtiment, dit-on, les suit partout ; ils n'ont plus ni paix ni repos. Ceci ne détruit point l'observation faite sur le répit dont jouissent ceux qui ne sont pas dans l'enfer, répit d'autant moins justifié, qu'étant dehors, ils font plus de mal. Sans aucun doute, ils ne sont pas heureux comme les bons anges ; mais compte-t-on pour rien la liberté dont ils jouissent ? S'ils n'ont pas le bonheur moral que procure la vertu, ils sont incontestablement moins malheureux que leurs complices qui sont dans les flammes. Et puis, pour le méchant, il y a une sorte de jouissance à faire le mal en toute liberté. Demandez à un criminel s'il lui est égal d'être en prison ou de courir les champs, et de commettre ses méfaits tout à son aise. La position est exactement la même.

Le remords, dit-on, les poursuit sans trêve ni merci. Mais on oublie que le remords est le précurseur immédiat du repentir, s'il n'est déjà le repentir lui-même. Or, on dit : «Devenus pervers, ils ne veulent point cesser de l'être, et ils le sont pour toujours.» Dès lors, qu'ils ne veulent point cesser d'être pervers, c'est qu'ils n'ont point de remords ; s'ils avaient le moindre regret, ils cesseraient de faire le mal et demanderaient pardon. Donc le remords n'est pas pour eux un châtiment.

18. - «Ils sont après le péché ce que l'homme est après la mort. La réhabilitation de ceux qui sont tombés est donc impossible.» D'où vient cette impossibilité ? On ne comprend pas qu'elle soit la conséquence de leur similitude avec l'homme après la mort, proposition qui, du reste, n'est pas très claire. Cette impossibilité vient-elle de leur propre volonté ou de celle de Dieu ? Si c'est le fait de leur volonté, cela dénote une extrême perversité, un endurcissement absolu dans le mal ; dès lors, on ne comprend pas que des êtres aussi foncièrement mauvais, aient jamais pu avoir été des anges de vertu, et que, pendant le temps indéfini qu'ils ont passé parmi ces derniers, ils n'aient laissé percer aucune trace de leur mauvaise nature. Si c'est la volonté de Dieu, on comprend encore moins qu'il inflige, comme châtiment, l'impossibilité du retour au bien, après une première faute. L'Evangile ne dit rien de semblable.

19. - «Leur perte, ajoute-t-on, est désormais sans retour, et ils persévèrent dans leur orgueil vis-à-vis de Dieu.» A quoi leur servirait de n'y pas persévérer, puisque tout repentir est inutile ? S'ils avaient l'espoir d'une réhabilitation, à quelque prix que ce fût, le bien aurait un but pour eux, tandis qu'il n'en a pas. S'ils persévèrent dans le mal, c'est donc parce que la porte de l'espérance leur est fermée. Et pourquoi Dieu la leur ferme-t-il ? Pour se venger de l'offense qu'il a reçue de leur manque de soumission. Ainsi, pour assouvir son ressentiment contre quelques coupables, il préfère les voir, non seulement souffrir, mais faire le mal plutôt que le bien ; induire au mal et pousser à la perdition éternelle toutes ses créatures du genre humain, alors qu'il suffisait d'un simple acte de clémence pour éviter un si grand désastre, et un désastre prévu de toute éternité !

S'agissait-il, par acte de clémence, d'une grâce pure et simple qui eût peut-être été un encouragement au mal ? Non, mais d'un pardon conditionnel, subordonné à un sincère retour au bien. Au lieu d'une parole d'espérance et de miséricorde, on fait dire à Dieu : Périsse toute la race humaine, plutôt que ma vengeance ! Et l'on s'étonne qu'avec une telle doctrine, il y ait des incrédules et des athées ! Est-ce ainsi que Jésus nous représente son Père ? Lui qui nous fait une loi expresse de l'oubli et du pardon des offenses, qui nous dit de rendre le bien pour le mal, qui place l'amour des ennemis au premier rang des vertus qui doivent nous mériter le ciel, voudrait-il donc que les hommes fussent meilleurs, plus justes, plus compatissants que Dieu lui-même ?

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