CHAPITRE IV - L'ENFER
INTUITION DES PEINES FUTURES
1. - Dans tous les temps l'homme a cru, par intuition, que la vie future devait être heureuse ou malheureuse, en raison du bien et du mal que l'on fait ici-bas ; seulement, l'idée qu'il s'en fait est en rapport avec le développement de son sens moral, et les notions plus ou moins justes qu'il a du bien et du mal ; les peines et les récompenses sont le reflet de ses instincts prédominants. C'est ainsi que les peuples guerriers placent leur suprême félicité dans les honneurs rendus à la bravoure ; les peuples chasseurs, dans l'abondance du gibier ; les peuples sensuels, dans les délices de la volupté. Tant que l'homme est dominé par la matière, il ne peut qu'imparfaitement comprendre la spiritualité, c'est pourquoi il se fait des peines et des jouissances futures un tableau plus matériel que spirituel ; il se figure que l'on doit boire et manger dans l'autre monde, mais mieux que sur la terre, et de meilleures choses *. Plus tard, on trouve dans les croyances touchant l'avenir, un mélange de spiritualité et de matérialité ; c'est ainsi qu'à côté de la béatitude contemplative, il place un enfer avec des tortures physiques.
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* Un petit Savoyard, à qui son curé faisait un tableau séduisant de la vie future, lui demanda si tout le monde y mangeait du pain blanc comme à Paris.
2. - Ne pouvant concevoir que ce qu'il voit, l'homme primitif a naturellement calqué son avenir sur le présent ; pour comprendre d'autres types que ceux qu'il avait sous les yeux, il lui fallait un développement intellectuel qui ne devait s'accomplir qu'avec le temps. Aussi le tableau qu'il se fait des châtiments de la vie future n'est-il que le reflet des maux de l'humanité, mais dans une plus large proportion ; il y a réuni toutes les tortures, tous les supplices, toutes les afflictions qu'il rencontre sur la terre ; c'est ainsi que, dans les climats brûlants, il a imaginé un enfer de feu, et dans les contrées boréales, un enfer de glace. Le sens qui devait plus tard lui faire comprendre le monde spirituel n'étant pas encore développé, il ne pouvait concevoir que des peines matérielles ; c'est pourquoi, à quelques différences de forme près, l'enfer de toutes les religions se ressemble.
L'ENFER CHRETIEN IMITE DE L'ENFER PAIEN
3. - L'enfer des Païens, décrit et dramatisé par les poètes, a été le modèle le plus grandiose du genre ; il s'est perpétué dans celui des Chrétiens, qui, lui aussi, a eu ses chantres poétiques. En les comparant, on y retrouve, sauf les noms et quelques variantes dans les détails, de nombreuses analogies : dans l'un et l'autre, le feu matériel est la base des tourments, parce que c'est le symbole des plus cruelles souffrances. Mais, chose étrange ! les Chrétiens ont, sur beaucoup de points, renchéri sur l'enfer des Païens. Si ces derniers avaient dans le leur le tonneau des Danaïdes, la roue d'Ixion, le rocher de Sysiphe, c'étaient des supplices individuels ; l'enfer chrétien a pour tous ses chaudières bouillantes dont les anges soulèvent les couvercles pour voir les contorsions des damnés * ; Dieu entend sans pitié les gémissements de ceux-ci pendant l'éternité. Jamais les Païens n'ont dépeint les habitants des Champs-Elysées repaissant leur vue des supplices du Tartare **.
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* Sermon prêché à Montpellier en 1860.
** «Les bienheureux, sans sortir de la place qu'ils occupent, en sortiront cependant d'une certaine manière, en raison de leur don d'intelligence et de vue distincte, afin de considérer les tortures des damnés ; et en les voyant, non seulement ils ne ressentiront aucune douleur mais ils seront accablés de joie, et ils rendront grâces à Dieu de leur propre bonheur en assistant à l'ineffable calamité des impies.» (Saint Thomas d'Aquin.)
4. - Comme les Païens, les Chrétiens ont leur roi des enfers, qui est Satan, avec cette différence que Pluton se bornait à gouverner le sombre empire qui lui était échu en partage, mais il n'était pas méchant ; il retenait chez lui ceux qui avaient fait le mal, parce que c'était sa mission, mais il ne cherchait point à induire les hommes au mal pour se donner le plaisir de les faire souffrir ; tandis que Satan recrute partout des victimes qu'il se plaît à faire tourmenter par ses légions de démons armés de fourches pour les secouer dans le feu. On a même sérieusement discuté sur la nature de ce feu qui brûle sans cesse les damnés sans jamais les consumer ; on s'est demandé si c'était un feu de bitume *. L'enfer chrétien ne le cède donc en rien à l'enfer païen.
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* Sermon prêché à Paris en 1861.
5. - Les mêmes considérations qui, chez les Anciens, avaient fait localiser le séjour de la félicité, avaient aussi fait circonscrire le lieu des supplices. Les hommes ayant placé le premier dans les régions supérieures, il était naturel de placer le second dans les lieux inférieurs, c'est-à-dire dans le centre de la terre, auquel on croyait que certaines cavités sombres et d'aspect terrible servaient d'entrée. C'est là aussi que les Chrétiens ont longtemps placé le séjour des réprouvés. Remarquons encore à ce sujet une autre analogie.
L'enfer des Païens renfermait d'un côté les Champs-Elysées et de l'autre le Tartare ; l'Olympe, séjour des dieux et des hommes divinisés, était dans les régions supérieures. Selon la lettre de l'Evangile, Jésus descendit aux enfers, c'est-à-dire dans les lieux bas, pour en tirer les âmes des justes qui attendaient sa venue. Les enfers n'étaient donc pas uniquement un lieu de supplice ; comme chez les Païens, ils étaient aussi dans les lieux bas. De même que l'Olympe, le séjour des anges et des saints, était dans les lieux élevés ; on l'avait placé par-delà le ciel des étoiles, qu'on croyait limité.
6. - Ce mélange des idées païennes et des idées chrétiennes n'a rien qui doive surprendre. Jésus ne pouvait tout d'un coup détruire des croyances enracinées ; il manquait aux hommes les connaissances nécessaires pour concevoir l'infini de l'espace et le nombre infini des mondes ; la terre était pour eux le centre de l'univers ; ils n'en connaissaient ni la forme ni la structure intérieure ; tout était pour eux limité à leur point de vue : leurs notions de l'avenir ne pouvaient s'étendre au-delà de leurs connaissances. Jésus se trouvait donc dans l'impossibilité de les initier au véritable état des choses ; mais, d'un autre côté, ne voulant pas sanctionner par son autorité les préjugés reçus, il s'est abstenu, laissant au temps le soin de rectifier les idées. Il s'est borné à parler vaguement de la vie bienheureuse et des châtiments qui attendent les coupables ; mais nulle part, dans ses enseignements, on ne trouve le tableau des supplices corporels dont les Chrétiens ont fait un article de foi.
Voilà comment les idées de l'enfer païen se sont perpétuées jusqu'à nos jours. Il a fallu la diffusion des lumières dans les temps modernes, et le développement général de l'intelligence humaine pour en faire justice. Mais alors, comme rien de positif n'était substitué aux idées reçues, à la longue période d'une croyance aveugle a succédé, comme transition, la période d'incrédulité, à laquelle la nouvelle révélation vient mettre un terme. Il fallait démolir avant de reconstruire, car il est plus facile de faire accepter des idées justes à ceux qui ne croient à rien, parce qu'ils sentent qu'il leur manque quelque chose, qu'à ceux qui ont une foi robuste dans ce qui est absurde.
7. - Par la localisation du ciel et de l'enfer, les sectes chrétiennes ont été conduites à n'admettre pour les âmes que deux situations extrêmes : le parfait bonheur et la souffrance absolue. Le purgatoire n'est qu'une position intermédiaire momentanée au sortir de laquelle elles passent, sans transition, dans le séjour des bienheureux. Il n'en saurait être autrement selon la croyance au sort définitif de l'âme après la mort. S'il n'y a que deux séjours, celui des élus et celui des réprouvés, on ne peut admettre plusieurs degrés dans chacun sans admettre la possibilité de les franchir, et par conséquent le progrès ; or, s'il y a progrès, il n'y a pas sort définitif ; s'il y a sort définitif, il n'y a pas progrès. Jésus résout la question quand il dit : «Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père *.»
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* Evangile selon le Spiritisme, chapitre III.
LES LIMBES
8. - L'Eglise admet, il est vrai, une position spéciale dans certains cas particuliers. Les enfants morts en bas âge, n'ayant point fait de mal, ne peuvent être condamnés au feu éternel ; d'un autre côté, n'ayant point fait de bien, ils n'ont aucun droit à la félicité suprême. Ils sont alors, dit-elle, dans les limbes, situation mixte qui n'a jamais été définie, dans laquelle, tout en ne souffrant pas, ils ne jouissent pas non plus du parfait bonheur. Mais, puisque leur sort est irrévocablement fixé, ils sont privés de ce bonheur pour l'éternité. Cette privation, alors qu'il n'a pas dépendu d'eux qu'il en fût autrement, équivaut à un supplice éternel immérité. Il en est de même des sauvages, qui, n'ayant pas reçu la grâce du baptême et les lumières de la religion, pèchent par ignorance, s'abandonnant à leurs instincts naturels, ne peuvent avoir ni la culpabilité ni les mérites de ceux qui ont pu agir en connaissance de cause. La simple logique repousse une pareille doctrine au nom de la justice de Dieu. La justice de Dieu est tout entière dans cette parole du Christ : «A chacun selon ses oeuvres» ; mais il faut l'entendre des oeuvres bonnes ou mauvaises que l'on accomplit librement, volontairement, les seules dont on encourt la responsabilité, ce qui n'est le cas ni de l'enfant, ni du sauvage, ni de celui de qui il n'a pas dépendu d'être éclairé.
TABLEAU DE L'ENFER PAIEN
9. - Nous ne connaissons guère l'enfer païen que par le récit des poètes ; Homère et Virgile en ont donné la description la plus complète, mais il faut faire la part des nécessités que la poésie impose à la forme. Celle de Fénélon, dans son Télémaque, quoique puisée à la même source quant aux croyances fondamentales, a la simplicité plus précise de la prose. Tout en décrivant l'aspect lugubre des lieux, il s'attache surtout à faire ressortir le genre de souffrances qu'endurent les coupables, et s'il s'étend beaucoup sur le sort des mauvais rois, c'était en vue de l'instruction de son royal élève. Quelque populaire que soit son ouvrage, beaucoup de personnes n'ont sans doute pas cette description assez présente à la mémoire, ou n'y ont peut-être pas assez réfléchi pour établir une comparaison ; c'est pourquoi nous croyons utile d'en reproduire les parties qui ont un rapport plus direct avec le sujet qui nous occupe, c'est-à-dire celles qui concernent plus spécialement la pénalité individuelle.
10. - «En entrant, Télémaque entend les gémissements d'une ombre qui ne pouvait se consoler. Quel est donc, lui dit-il, votre malheur ? qui étiez-vous sur la terre ? - J'étais, lui répondit cette ombre, Nabopharzan, roi de la superbe Babylone ; tous les peuples de l'Orient tremblaient au seul bruit de mon nom ; je me faisais adorer par les Babyloniens dans un temple de marbre où j'étais représenté par une statue d'or devant laquelle on brûlait nuit et jour les précieux parfums de l'Ethiopie ; jamais personne n'osa me contredire sans être aussitôt puni ; on inventait chaque jour de nouveaux plaisirs pour me rendre la vie plus délicieuse. J'étais encore jeune et robuste ; hélas ! que de prospérités ne me restait-il pas encore à goûter sur le trône ! Mais une femme que j'aimais, et qui ne m'aimait pas, m'a bien fait sentir que je n'étais pas dieu : elle m'a empoisonné ; je ne suis plus rien. On mit hier avec pompe mes cendres dans une urne d'or ; on pleura, on s'arracha les cheveux ; on fit semblant de vouloir se jeter dans les flammes de mon bûcher pour mourir avec moi ; on va encore gémir au pied du superbe tombeau où l'on a mis mes cendres, mais personne ne me regrette ; ma mémoire est en horreur même dans ma famille, et ici-bas je souffre déjà d'horribles traitements.
«Télémaque, touché de ce spectacle, lui dit : Etiez-vous véritablement heureux pendant votre règne ? sentiez-vous cette douce paix sans laquelle le coeur demeure toujours serré et flétri au milieu des délices ? - Non, répondit le Babylonien ; je ne sais même ce que vous voulez dire. Les sages vantent cette paix comme l'unique bien : pour moi je ne l'ai jamais sentie ; mon coeur était sans cesse agité de désirs nouveaux, de crainte et d'espérance. Je tâchais de m'étourdir moi-même par l'ébranlement de mes passions ; j'avais soin d'entretenir cette ivresse pour la rendre continuelle : le moindre intervalle de raison tranquille m'eût été trop amer. Voilà la paix dont j'ai joui ; toute autre me paraît une fable et un songe ; voilà les biens que je regrette.
«En parlant ainsi, le Babylonien pleurait comme un homme lâche qui a été amolli par les prospérités et qui n'est point accoutumé à supporter constamment un malheur. Il avait auprès de lui quelques esclaves qu'on avait fait mourir pour honorer ses funérailles ; Mercure les avait livrés à Caron avec leur roi, et leur avait donné une puissance absolue sur ce roi qu'ils avaient servi sur la terre. Ces ombres d'esclaves ne craignaient plus l'ombre de Nabopharzan ; elles la tenaient enchaînée et lui faisaient les plus cruelles indignités. L'une lui disait : N'étions-nous pas hommes aussi bien que toi ? comment étais-tu assez insensé pour te croire un dieu, et ne fallait-il pas te souvenir que tu étais de la race des autres hommes ? Une autre, pour l'insulter, disait : Tu avais raison de ne vouloir pas qu'on te prît pour un homme, car tu étais un monstre sans humanité. Une autre lui disait : Eh bien ! où sont maintenant tes flatteurs ? tu n'as plus rien à donner, malheureux ! tu ne peux plus faire aucun mal ; te voilà devenu esclave de tes esclaves mêmes ; les dieux sont lents à faire justice, mais enfin ils la font.
«A ces dures paroles, Nabopharzan se jetait le visage contre terre, arrachant ses cheveux dans un excès de rage et de désespoir. Mais Caron disait aux esclaves : Tirez-le par sa chaîne ; relevez-le malgré lui, il n'aura pas même la consolation de cacher sa honte ; il faut que toutes les ombres du Styx en soient témoins pour justifier les dieux, qui ont souffert si longtemps que cet impie régnât sur la terre.
«Il aperçoit bientôt, assez près de lui, le noir Tartare ; il en sortait une fumée noire et épaisse, dont l'odeur empestée donnerait la mort si elle se répandait dans la demeure des vivants. Cette fumée couvrait un fleuve de feu et des tourbillons de flammes, dont le bruit, semblable à celui des torrents les plus impétueux quand ils s'élancent des plus hauts rochers dans le fond des abîmes, faisait qu'on ne pouvait rien entendre distinctement dans ces tristes lieux.
«Télémaque, secrètement animé par Minerve, entre sans crainte dans ce gouffre. D'abord, il aperçut un grand nombre d'hommes qui avaient vécu dans les plus basses conditions, et qui étaient punis pour avoir cherché les richesses par des fraudes, des trahisons et de cruautés. Il y remarqua beaucoup d'impies hypocrites qui, faisant semblant d'aimer la religion, s'en étaient servis comme d'un beau prétexte pour contenter leur ambition et pour se jouer des hommes crédules ; ces hommes, qui avaient abusé de la vertu même, quoi qu'elle soit le plus grand don des dieux, étaient punis comme les plus scélérats de tous les hommes. Les enfants qui avaient égorgé leurs pères et leurs mères, les épouses qui avaient trempé leurs mains dans le sang de leurs époux, les traîtres qui avaient livré leur patrie après avoir violé tous les serments, souffraient des peines moins cruelles que ces hypocrites. Les trois juges des enfers l'avaient ainsi voulu, et voici leur raison : c'est que ces hypocrites ne se contentent pas d'être méchants comme le reste des impies ; ils veulent encore passer pour bons et font, par leur fausse vertu, que les hommes n'osent plus se fier à la véritable. Les dieux, dont ils se sont joués, et qu'ils ont rendus méprisables aux hommes, prennent plaisir à employer toute leur puissance pour se venger de leurs insultes.
«Auprès de ceux-ci paraissaient d'autres hommes que le vulgaire ne croit guère coupables, et que la vengeance divine poursuit impitoyablement : ce sont les ingrats, les menteurs, les flatteurs qui ont loué le vice, les critiques malins qui ont tâché de flétrir la plus pure vertu ; enfin ceux qui ont jugé témérairement des choses sans les connaître à fond, et qui, par là, ont nui à la réputation des innocents.
«Télémaque, voyant les trois juges qui étaient assis et qui condamnaient un homme, osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt le condamné, prenant la parole, s'écria : Je n'ai jamais fait aucun mal ; j'ai mis tout mon plaisir à faire du bien ; j'ai été magnifique, libéral, juste, compatissant ; que peut-on donc me reprocher ? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l'égard des hommes ; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'aux dieux ? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes ? Tu n'as manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ; tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-même, et non aux dieux, qui te l'avaient donnée, car tu voulais jouir du fruit de ta propre vertu et te renfermer en toi-même : tu as été ta divinité. Mais les dieux, qui ont tout fait, et qui n'ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer à leurs droits ; tu les as oubliés, ils t'oublieront ; ils te livreront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi et non pas à eux. Cherche donc, maintenant, si tu le peux, ta consolation dans ton propre coeur. Te voilà à jamais séparé des hommes auxquels tu as voulu plaire ; te voilà seul avec toi-même, qui étais ton idole ; apprends qu'il n'y a point de véritable vertu sans le respect et l'amour des dieux, à qui tout est dû. Ta fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes faciles à tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeant des vices et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode, sont aveugles et sur le bien et sur le mal. Ici, une lumière divine renverse tous leurs jugements superficiels ; elle condamne souvent ce qu'ils admirent et justifie ce qu'ils condamnent.
«A ces mots, ce philosophe, comme frappé d'un coup de foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance qu'il avait eue autrefois à contempler sa modération, son courage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir. La vue de son propre coeur, ennemi des dieux, devient son supplice ; il se voit et ne peut cesser de se voir ; il voit la vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire dans toutes ses actions. Il se fait une révolution universelle de tout ce qui est au-dedans de lui, comme si on bouleversait toutes ses entrailles ; il ne se trouve plus le même ; tout appui lui manque dans son coeur ; sa conscience, dont le témoignage lui avait été si doux, s'élève contre lui et lui reproche amèrement l'égarement et l'illusion de toutes ses vertus, qui n'ont point eu le culte de la Divinité pour principe et pour fin ; il est troublé, consterné, plein de honte, de remords et de désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur suffit de l'avoir livré à lui-même, et que son propre coeur venge assez les dieux méprisés. Il cherche les lieux les plus sombres pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-même. Il cherche les ténèbres et ne peut les trouver ; une lumière importune le suit partout ; partout les rayons perçants de la vérité vont venger la vérité qu'il a négligé de suivre. Tout ce qu'il a aimé lui devient odieux, comme étant la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en lui-même : O insensé ! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les hommes, ni moi-même ! non, je n'ai rien connu, puisque je n'ai jamais aimé l'unique et véritable bien ; tous mes pas ont été des égarements ; ma sagesse n'était que folie ; ma vertu n'était qu'un orgueil impie et aveugle ; j'étais moi-même mon idole.
«Enfin Télémaque aperçut les rois qui étaient condamnés pour avoir abusé de leur puissance. D'un côté une Furie vengeresse leur présentait un miroir qui leur montrait toute la difformité de leurs vices ; là, ils voyaient et ne pouvaient s'empêcher de voir leur vanité grossière et avide des plus ridicules louanges ; leur dureté pour les hommes, dont ils auraient dû faire la félicité ; leur insensibilité pour la vertu ; leur crainte d'entendre la vérité ; leur inclination pour les hommes lâches et flatteurs ; leur inapplication ; leur mollesse ; leur indolence ; leur défiance déplacée ; leur faste et leur excessive magnificence fondés sur la ruine des peuples ; leur ambition pour acheter un peu de vaine gloire par le sang de leurs citoyens ; enfin leur cruauté, qui cherche chaque jour de nouvelles délices parmi les larmes et le désespoir de tant de malheureux. Ils se voyaient sans cesse dans ce miroir ; ils se trouvaient plus horribles et plus monstrueux que n'est la Chimère, vaincue par Bellérophon, ni l'Hydre de Lerne abattue par Hercule, ni Cerbère même, quoiqu'il vomisse de ses trois gueules béantes un sang noir et venimeux qui est capable d'empester toute la race des mortels vivant sur la terre.
«En même temps, d'un autre côté, une autre Furie leur répétait avec insulte toutes les louanges que leurs flatteurs leur avaient données pendant leur vie, et leur présentait un autre miroir, où ils se voyaient tels que la flatterie les avait dépeints. L'opposition de ces deux peintures si contraires était le supplice de leur vanité. On remarquait que les plus méchants d'entre ces rois étaient ceux à qui on avait donné les plus magnifiques louanges pendant leur vie, parce que les méchants sont plus craints que les bons, et qu'ils exigent sans pudeur les lâches flatteries des poètes et des orateurs de leur temps.
«On les entend gémir dans ces profondes ténèbres, où ils ne peuvent voir que les insultes et les dérisions qu'ils ont à souffrir. Ils n'ont rien autour d'eux qui ne les repousse, qui ne les contredise, qui ne les confonde, au lieu que sur la terre ils se jouaient de la vie des hommes, et prétendaient que tout était fait pour les servir. Dans le Tartare, ils sont livrés à tous les caprices de certains esclaves qui leur font sentir à leur tour une cruelle servitude ; ils servent avec douleur, et il ne leur reste aucune espérance de pouvoir jamais adoucir leur captivité ; ils sont sous les coups de ces esclaves, devenus leurs tyrans impitoyables, comme une enclume est sous les coups des marteaux des Cyclopes, quand Vulcain les presse de travailler dans les fournaises ardentes du mont Etna.
«Là, Télémaque aperçut des visages pâles, hideux et consternés. C'est une tristesse noire qui ronge ces criminels ; ils ont horreur d'eux-mêmes, et ils ne peuvent non plus se délivrer de cette horreur que de leur propre nature ; ils n'ont pas besoin d'autre châtiment de leurs fautes, que leurs fautes mêmes ; ils les voient sans cesse dans toute leur énormité ; elles se présentent à eux comme des spectres horribles et les poursuivent. Pour s'en garantir, ils cherchent une mort plus puissante que celle qui les a séparés de leurs corps. Dans le désespoir où ils sont, ils appellent à leur secours une mort qui puisse éteindre tout sentiment et toute connaissance en eux ; ils demandent aux abîmes de les engloutir pour se dérober aux rayons vengeurs de la vérité qui les persécute, mais ils sont réservés à la vengeance qui distille sur eux goutte à goutte, et qui ne tarira jamais. La vérité, qu'ils ont craint de voir, fait leur supplice ; ils la voient, et n'ont des yeux que pour la voir s'élever contre eux : sa vue les perce, les déchire, les arrache à eux-mêmes ; elle est comme la foudre ; sans rien détruire au-dehors, elle pénètre jusqu'au fond des entrailles.
«Parmi ces objets qui faisaient dresser les cheveux de Télémaque sur sa tête, il vit plusieurs des anciens rois de Lydie qui étaient punis pour avoir préféré les délices d'une vie molle au travail, pour le soulagement des peuples, qui doit être inséparable de la royauté.
«Ces rois se reprochaient les uns aux autres leur aveuglement. L'un disait à l'autre, qui avait été son fils : Ne vous avais-je pas recommandé souvent, pendant ma vieillesse et avant ma mort, de réparer les maux que j'avais faits par ma négligence ? - Ah ! malheureux père ! disait le fils, c'est vous qui m'avez perdu ! c'est votre exemple qui m'a inspiré le faste, l'orgueil, la volupté et la dureté pour les hommes ! En vous voyant régner avec tant de mollesse et entouré de lâches flatteurs, je me suis accoutumé à aimer la flatterie et les plaisirs. J'ai cru que le reste des hommes étaient, à l'égard des rois, ce que les chevaux et les autres bêtes de charge sont à l'égard des hommes, c'est-à-dire des animaux dont on ne fait cas qu'autant qu'ils rendent de services et qu'ils donnent de commodités. Je l'ai cru, c'est vous qui me l'avez fait croire ; et maintenant je souffre tant de maux pour vous avoir imité. A ces reproches, ils ajoutaient les plus affreuses malédictions, et paraissaient animés de rage pour s'entre-déchirer.
«Autour de ces rois voltigeaient encore, comme des hiboux de la nuit, les cruels soupçons, les vaines alarmes, les défiances qui vengent les peuples de la dureté de leurs rois, la faim insatiable des richesses, la fausse gloire toujours tyrannique et la mollesse lâche redouble tous les maux qu'on souffre, sans pouvoir jamais donner de solides plaisirs.
«On voyait plusieurs de ces rois sévèrement punis, non pour les maux qu'ils avaient faits, mais pour avoir négligé le bien qu'ils auraient dû faire. Tous les crimes des peuples, qui viennent de la négligence avec laquelle on fait observer les lois, étaient imputés aux rois, qui ne doivent régner qu'afin que les lois règnent par leur ministère. On leur imputait aussi tous les désordres qui viennent du faste, du luxe et de tous les autres excès qui jettent les hommes dans un état violent et dans la tentation de mépriser les lois pour acquérir du bien. Surtout on traitait rigoureusement les rois qui, au lieu d'être de bons et vigilants pasteurs des peuples, n'avaient songé qu'à ravager le troupeau, comme des loups dévorants.
«Mais ce qui consterna davantage Télémaque, ce fut de voir, dans cet abîme de ténèbres et de maux, un grand nombre de rois qui, ayant passé sur la terre pour des rois assez bons, avaient été condamnés aux peines du Tartare pour s'être laissé gouverner par des hommes méchants et artificieux. Ils étaient punis par les maux qu'ils avaient laissé faire par leur autorité. De plus, la plupart de ces rois n'avaient été ni bons ni méchants, tant leur faiblesse avait été grande ; ils n'avaient jamais craint de ne pas connaître la vérité ; ils n'avaient point eu le goût de la vertu, et n'avaient point mis leur plaisir à faire du bien.»
TABLEAU DE L'ENFER CHRETIEN
11. - L'opinion des théologiens sur l'enfer est résumée dans les citations suivantes.* Cette description, étant puisée dans les auteurs sacrés et dans la vie des saints, peut d'autant mieux être considérée comme l'expression de la foi orthodoxe en cette matière, qu'elle est à chaque instant reproduite, à quelques variantes près, dans les sermons de la chaire évangélique et dans les instructions pastorales.
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* Ces citations sont tirées de l'ouvrage intitulé l'Enfer, par Auguste Callet.
12. - «Les démons sont de purs Esprits, et les damnés, présentement en enfer, peuvent aussi être considérés comme de purs esprits, puisque leur âme seule y est descendue, et que leurs ossements rendus à la poussière se transforment incessamment en herbes, en plantes, en fruits, en minéraux, en liquides, subissant, sans le savoir, les continuelles métamorphoses de la matière. Mais les damnés, comme les saints, doivent ressusciter au dernier jour, et reprendre, pour ne plus le quitter, un corps charnel, le même corps sous lequel ils ont été connus parmi les vivants. Ce qui les distinguera les uns des autres, c'est que les élus ressusciteront dans un corps purifié et tout radieux, les damnés dans un corps souillé et déformé par le péché. Il n'y aura donc plus en enfer de purs Esprits seulement ; il y aura des hommes tels que nous. L'enfer est, par conséquent, un lieu physique, géographique, matériel, puisqu'il sera peuplé de créatures terrestres, ayant des pieds, des mains, une bouche, une langue, des dents, des oreilles, des yeux semblables aux nôtres, et du sang dans les veines, et des nerfs sensibles à la douleur.
«Où est situé l'enfer ? Quelques docteurs l'ont placé dans les entrailles mêmes de notre terre ; d'autres, dans je ne sais quelle planète ; mais la question n'a été décidée par aucun concile. On en est donc, sur ce point, réduit aux conjectures ; la seule chose qu'on affirme, c'est que l'enfer, en quelque endroit qu'il soit situé, est un monde composé d'éléments matériels, mais un monde sans soleil, sans lune, sans étoiles, plus triste, plus inhospitalier, plus dépourvu de tout germe et de toute apparence de bien que ne le sont les parties les plus inhabitables de ce monde où nous péchons.
«Les théologiens circonspects ne se hasardent pas à peindre, à la façon des Egyptiens, des Hindous et des Grecs, toutes les horreurs de ce séjour ; ils se bornent à nous en montrer, comme un échantillon, le peu que l'Ecriture en dévoile, l'étang de feu de soufre de l'Apocalypse et les vers d'Isaïe, ces vers éternellement fourmillant sur les charognes du Thophel, et les démons tourmentant les hommes qu'ils ont perdus, et les hommes pleurant et grinçant des dents, suivant l'expression des Evangélistes.
«Saint Augustin n'accorde pas que ces peines physiques soient de simples images des peines morales ; il voit, dans un véritable étang de soufre, des vers et des serpents véritables s'acharnant sur toutes les parties du corps des damnés et joignant leurs morsures à celles du feu. Il prétend, d'après un verset de saint Marc, que ce feu étrange, quoique matériel comme le nôtre, et agissant sur des corps matériels, les conservera comme le sel conserve la chair des victimes. Mais les damnés, sentiront la douleur de ce feu qui brûle sans détruire ; il pénétrera sous leur peau ; ils en seront imbibés et saturés dans tous leurs membres, et dans la moelle de leurs os, et dans la prunelle de leurs yeux, et dans les fibres les plus cachées et les plus sensibles de leur être. Le cratère d'un volcan, s'ils pouvaient s'y plonger, serait pour eux un lieu de rafraîchissement et de repos.
«Ainsi parlent, en toute assurance, les théologiens les plus timides, les plus discrets, les plus réservés ; ils ne nient pas, d'ailleurs, qu'il y ait en enfer d'autres supplices corporels ; ils disent seulement que, pour en parler, ils n'en ont pas une connaissance suffisante, aussi positive, du moins, que celle qui leur a été donnée de l'horrible supplice du feu et du dégoûtant supplice des vers. Mais il y a des théologiens plus hardis ou plus éclairés qui font de l'enfer des descriptions plus détaillées, plus variées et plus complètes ; et, bien qu'on ne sache pas en quel endroit de l'espace cet enfer est situé, il y a des saints qui l'ont vu. Ils n'y sont pas allés la lyre en main, comme Orphée, ou l'épée en main comme Ulysse ; ils y ont été transportés en Esprit. Sainte Thérèse est de ce nombre.
«Il semblerait, d'après le récit de la sainte, qu'il y a des villes en enfer ; elle y vit, du moins, une espèce de ruelle longue et étroite, comme il y en a tant dans les vieilles cités ; elle y entra, marchant avec horreur sur un terrain fangeux, puant, où grouillaient de monstrueux reptiles ; mais elle fut arrêtée dans sa marche, par une muraille qui barrait la ruelle ; dans cette muraille était pratiquée une niche où Thérèse se blottit, sans trop savoir comment cela arriva. C'était, dit-elle, la place qui lui était destinée, si elle abusait, de son vivant, des grâces que Dieu répandait sur sa cellule d'Avila. Quoi qu'elle se fût introduite avec une facilité merveilleuse dans cette niche de pierre, elle ne pouvait cependant ni s'y asseoir, ni s'y coucher, ni s'y tenir debout : encore moins pouvait-elle en sortir ; ces horribles murailles, s'étant abaissées sur elle, l'enveloppaient, la serraient, comme si elles eussent été animées, Il lui sembla qu'on l'étouffait, qu'on l'étranglait, et, en même temps, qu'on l'écorchait vive et qu'on la hachait en lambeaux ; et elle se sentait brûler, et elle éprouvait à la fois tous les genres d'angoisses. De secours, nul espoir ; tout n'était autour d'elle que ténèbres, et néanmoins, à travers ces ténèbres elle apercevait encore, non sans stupeur, la hideuse rue où elle était logée et tout son immonde voisinage, spectacle pour elle aussi intolérable que les embrassements de sa prison. *
«Ce n'était là sans doute qu'un petit coin de l'enfer. D'autres voyageurs spirituels ont été plus favorisés. Ils ont vu en enfer de grandes villes tout en feu : Babylone et Ninive, Rome même, leurs palais et leurs temples embrasés, et tous les habitants enchaînés ; le trafiquant à son comptoir, des prêtres réunis avec des courtisans dans des salles de festins, et hurlant sur leurs sièges dont ils ne pouvaient plus s'arracher, et portant à leurs lèvres, pour se désaltérer, des coupes d'où sortaient des flammes ; des valets à genoux dans des cloaques bouillants, les bras tendus, et des princes de la main desquels ruisselait sur eux en lave dévorante de l'or fondu. D'autres ont vu en enfer des plaines sans bornes que creusaient et ensemençaient des paysans faméliques, et de ces plaines fumantes de leurs sueurs, de ces semences stériles, comme il ne poussait rien, ces paysans se mangeaient entre eux ; après quoi, tout aussi nombreux que devant, tout aussi maigres, tout aussi affamés, ils se dispersaient par bandes à l'horizon, allant chercher au loin, mais vainement, des terres plus heureuses, et remplacés aussitôt, dans les champs qu'ils abandonnaient, par d'autres colonies errantes de damnés. Il en est qui ont vu en enfer des montagnes remplies de précipices, des forêts gémissantes, des puits sans eau, des fontaines alimentées par les larmes, des rivières de sang, des tourbillons de neige dans des déserts de glace, des barques de désespérés voguant sur des mers sans rivages. On y a revu, en un mot, tout ce que les Païens y voyaient : un reflet lugubre de la terre, une ombre démesurément agrandie de ses misères, ses souffrances naturelles éternisées, et jusqu'aux cachots et aux potences, et aux instruments de torture que nos propres mains ont forgés.
«Il y a là-bas, en effet, des démons qui, pour mieux bourreler les hommes dans leurs corps, prennent des corps. Ceux-ci ont des ailes de chauves-souris, des cornes, des cuirasses d'écailles, des pattes griffues, des dents aiguës ; on nous les montre armés de glaives, de fourches, de pinces, de tenailles ardentes, de scies, de grils, de soufflets, de massues, et faisant, pendant l'éternité, avec de la chair humaine, l'office de cuisiniers et de bouchers ; ceux-là, transformés en lions ou en vipères énormes, traînant leurs proies dans des cavernes solitaires ; quelques-uns se changent en corbeaux, pour arracher les yeux à certains coupables, et d'autres en dragons volants, pour les charger sur leur dos et les emporter tout effarés, tout saignants, tout criants à travers les espaces ténébreux, et puis les laisser retomber dans l'étang de soufre. Voici des nuées de sauterelles, des scorpions gigantesques, dont la vue donne le frisson, dont l'odeur donne des nausées, dont le moindre attouchement donne des convulsions ; voilà des monstres polycéphales, ouvrant de toutes parts des gueules voraces, secouant sur leurs têtes difformes des crinières d'aspics, broyant les réprouvés entre leurs mâchoires sanglantes, et les vomissant tout hachés, mais vivants, parce qu'ils sont immortels.
«Ces démons à forme sensible, qui rappellent si visiblement les dieux de l'Amenthi et du Tartare, et les idoles qu'adoraient les Phéniciens, les Moabites, et les autres Gentils voisins de la Judée, ces démons n'agissent point au hasard ; chacun a sa fonction et son oeuvre ; le mal qu'ils font en enfer est en rapport avec le mal qu'ils ont inspiré et fait commettre sur la terre. ** Les damnés sont punis dans tous leurs sens et dans tous leurs organes, parce qu'ils ont offensé Dieu par tous leurs sens et par tous leurs organes ; punis d'une façon comme gourmands par les démons de la gourmandise, et d'une autre façon comme paresseux, par les démons de la paresse, et d'une autre comme fornicateurs, par les démons de la fornication, et d'autant de manières diverses qu'il y a de diverses manières de pécher. Ils auront froid tout en brûlant, et chaud tout en gelant ; ils seront avides de repos et avides de mouvement ; et toujours affamés, et toujours altérés, et mille fois plus fatigués que l'esclave à la fin du jour, plus malades que les mourants, plus rompus, plus brisés, plus couverts de plaies que les martyrs, et cela ne finira point.
«Aucun démon ne se rebute et ne se rebutera jamais de son affreuse tâche ; ils sont tous, sous ce rapport, bien disciplinés, et fidèles à exécuter les ordres vengeurs qu'ils ont reçus ; sans cela, que deviendrait l'enfer ? Les patients se reposeraient si les bourreaux venaient à se quereller ou à se lasser. Mais point de repos pour les uns, point de querelles entre les autres ; quelque méchants qu'ils soient, et quelque innombrables qu'ils soient, les démons s'entendent d'un bout à l'autre de l'abîme, et jamais on ne vit sur la terre de nations plus dociles à leurs princes, d'armées plus obéissantes à leurs chefs, de communautés monastiques plus humblement soumises à leurs supérieurs. ***
«On ne connaît guère d'ailleurs la populace des démons, ces vils Esprits dont sont composées les légions de vampires, de goules, de crapauds, de scorpions, de corbeaux, d'hydres, de salamandres et autres bêtes sans nom, qui constituent la faune des régions infernales ; mais on connaît et on nomme plusieurs des princes qui commandent ces légions, entre autres Belphégor, le démon de la luxure ; Abaddon ou Apolyon, le démon du meurtre ; Belzébuth, le démon des désirs impurs, ou le maître des mouches qui engendrent la corruption ; et Mammon, le démon de l'avarice, et Moloch, et Bélial, et Baalgad, et Astaroth, et combien d'autres, et au-dessus d'eux leur chef universel, le sombre archange qui portait dans le ciel le nom de Lucifer, et qui porte en enfer celui de Satan.
«Voilà, en raccourci, l'idée qu'on nous donne de l'enfer, considéré au point de vue de sa nature physique et des peines physiques qu'on y endure. Ouvrez les écrits des Pères et des anciens Docteurs ; interrogez nos pieuses légendes ; regardez les sculptures et les tableaux de nos églises ; prêtez l'oreille à ce qui se dit dans nos chaires, et vous en apprendrez bien davantage.»
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* On reconnaît, dans cette vision, tous les caractères des cauchemars ; il est donc probable que c'est un effet de ce genre qui s'est produit chez sainte Thérèse.
** Singulière punition, en vérité, que celle qui consisterait à pouvoir continuer, sur une plus grande échelle, le mal qu'ils ont fait en petit sur la terre ! Il serait plus rationnel qu'ils souffrissent eux-mêmes des suites de ce mal au lieu de se donner le plaisir de le faire souffrir aux autres.
***Ces mêmes démons, rebelles à Dieu pour le bien, sont d'une docilité exemplaire pour faire le mal ; aucun d'eux ne recule ni ne se ralentit pendant l'éternité. Quelle étrange métamorphose s'est opérée en eux, qui avait été créés purs et parfaits comme les anges !
N'est-il pas bien singulier de leur voir donner l'exemple de la parfaite entente, de l'harmonie, de la concorde inaltérable, alors que les hommes ne savent pas vivre en paix et s'entre-déchirent sur la terre ? En voyant le luxe des châtiments réservés aux damnés, et en comparant leur situation avec celle des démons, on se demande quels sont les plus à plaindre : des bourreaux ou des victimes ?
13. - L'auteur fait suivre ce tableau des réflexions suivantes, dont chacun comprendra la portée :
«La résurrection des corps est un miracle ; mais Dieu fait un second miracle pour donner à ces corps mortels, déjà usés une fois par les passagères épreuves de la vie, déjà une fois anéantis, la vertu de subsister, sans se dissoudre, dans une fournaise où s'évaporeraient les métaux. Qu'on dise que l'âme est son propre bourreau, que Dieu ne la persécute pas, mais qu'il l'abandonne dans l'état malheureux qu'elle a choisi, cela peut à la rigueur se comprendre, quoique l'abandon éternel d'un être égaré et souffrant paraisse peu conforme à la bonté du Créateur ; mais ce qu'on dit de l'âme et des peines spirituelles, on ne peut, en aucune manière, le dire des corps et des peines corporelles ; pour perpétuer ces peines corporelles, il ne suffit pas que Dieu retire sa main ; il faut, au contraire, qu'il la montre, qu'il intervienne, qu'il agisse, sans quoi le corps succomberait.
«Les théologiens supposent donc que Dieu opère, en effet, après la résurrection, ce second miracle dont nous avons parlé. Il tire, d'abord, du sépulcre qui les avait dévorés, nos corps d'argile ; il les en retire tels qu'ils y sont entrés, avec leurs infirmités originelles et les dégradations successives de l'âge, de la maladie et du vice ; il nous les rend dans cet état, décrépits, frileux, goutteux, pleins de besoins, sensibles à une piqûre d'abeille, tout couverts des flétrissures que la vie et la mort y ont imprimées, et c'est là le premier miracle ; puis, à ces corps chétifs, tout prêts à retourner à la poussière d'où ils sortent, il inflige une propriété qu'ils n'avaient jamais eue, et voilà le second miracle ; il leur inflige l'immortalité, ce même don que, dans sa colère, dites plutôt dans sa miséricorde, il avait retiré à Adam au sortir de l'Eden. Quand Adam était immortel, il était invulnérable, et quand il cessa d'être invulnérable, il devint mortel ; le trépas suivit de près la douleur.
«La résurrection ne nous rétablit donc ni dans les conditions physiques de l'homme innocent, ni dans les conditions physiques de l'homme coupable ; c'est une résurrection de nos misères seulement, mais avec une surcharge de misères nouvelles, infiniment plus horribles ; c'est, en partie, une vraie création, et la plus malicieuse que l'imagination ait osé concevoir. Dieu se ravise, et pour ajouter aux tourments spirituels des pécheurs des tourments charnels qui puissent durer toujours, il change tout-à-coup, par un effet de sa puissance, les lois et les propriétés par lui-même assignées, dès le commencement, aux composés de la matière ; il ressuscite des chairs malades et corrompues, et, joignant d'un noeud indestructible ces éléments qui tendent d'eux-mêmes à se séparer, il maintient et perpétue, contre l'ordre naturel, cette pourriture vivante ; il la jette dans le feu, non pour la purifier, mais pour la conserver telle qu'elle est, sensible, souffrante, brûlante, horrible, telle avec cela qu'il la veut immortelle.
«On fait de Dieu, par ce miracle, un des bourreaux de l'enfer, car si les damnés ne peuvent imputer qu'à eux-mêmes leurs maux spirituels, ils ne peuvent, en revanche, attribuer les autres qu'à lui. C'était trop peu apparemment de les abandonner, après leur mort, à la tristesse, au repentir et à toutes les angoisses d'une âme qui sent qu'elle a perdu le bien suprême ; Dieu ira, suivant les théologiens, les chercher dans cette nuit, au fond de cet abîme ; il les rappellera un moment au jour, non pour les consoler, mais pour les revêtir d'un corps hideux, flambant, impérissable, plus empesté que la robe de Déjanire, et c'est alors seulement qu'il les abandonne pour jamais.
«Il ne les abandonnera même pas, puisque l'enfer ne subsiste, ainsi que la terre et le ciel, que par un acte permanent de sa volonté, toujours active, et que tout s'évanouirait s'il cessait de tout soutenir. Il aura donc sans cesse la main sur eux pour empêcher leur feu de s'éteindre et leurs corps de se consumer, voulant que ces malheureux immortels contribuent, par la pérennité de leur supplice, à l'édification des élus.»
14. - Nous avons dit, avec raison, que l'enfer des Chrétiens avait renchéri sur celui des Païens. Dans le Tartare, en effet, on voit les coupables torturés par le remords, toujours en face de leurs crimes et de leurs victimes, accablés par ceux qu'ils avaient accablés de leur vivant ; on les voit fuir la lumière qui les pénètre, et chercher en vain à échapper aux regards qui les poursuivent ; l'orgueil y est abaissé et humilié ; tous portent les stigmates de leur passé ; tous sont punis par leurs propres fautes, à tel point que, pour quelques-uns, il suffit de les livrer à eux-mêmes, et que l'on juge inutile d'y ajouter d'autres châtiments. Mais ce sont des ombres, c'est-à-dire des âmes avec leurs corps fluidiques, image de leur existence terrestre ; on n'y voit pas les hommes reprendre leur corps charnel pour souffrir matériellement, ni le feu pénétrer sous leur peau et les saturer jusqu'à la moelle des os, ni le luxe et le raffinement des supplices qui font la base de l'enfer chrétien. On y trouve des juges inflexibles, mais justes, qui proportionnent la peine à la faute ; tandis que dans l'empire de Satan, tous sont confondus dans les mêmes tortures ; tout y est fondé sur la matérialité ; l'équité même en est bannie.
Il y a sans doute aujourd'hui, dans l'Eglise même, beaucoup d'hommes de sens qui n'admettent point ces choses à la lettre et n'y voient que des allégories dont il faut saisir l'esprit ; mais leur opinion n'est qu'individuelle et ne fait pas loi. La croyance à l'enfer matériel avec toutes ses conséquences n'en est pas moins encore un article de foi.
15. - On se demande comment des hommes ont pu voir ces choses dans l'extase, si elles n'existent pas. Ce n'est pas ici le lieu d'expliquer la source des images fantastiques qui se produisent parfois avec les apparences de la réalité. Nous dirons seulement qu'il faut y voir une preuve de ce principe que l'extase est la moins sûre de toutes les révélations *, parce que cet état de surexcitation n'est pas toujours le fait d'un dégagement de l'âme aussi complet qu'on pourrait le croire, et qu'on y trouve bien souvent le reflet des préoccupations de la veille. Les idées dont l'esprit est nourri et dont le cerveau, ou mieux l'enveloppe périspritale correspondant au cerveau, a conservé l'empreinte, se reproduisent amplifiées comme dans un mirage, sous des formes vaporeuses qui se croisent et se confondent, et composent des ensembles bizarres. Les extatiques de tous les cultes ont toujours vu des choses en rapport avec la foi dont ils étaient pénétrés ; il n'est donc pas surprenant que ceux qui, comme sainte Thérèse, sont fortement imbus des idées de l'enfer, telles que les donnent les descriptions verbales ou écrites et les tableaux, aient des visions qui n'en sont, à proprement parler, que la reproduction, et produisent l'effet d'un cauchemar. Un Païen plein de foi aurait vu le Tartare et les Furies, comme il aurait vu, dans l'Olympe, Jupiter tenant la foudre en main.
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* Livre des Esprits, n° 443 et 444.