Réplique de Buffon (Méd. M. d'Ambel.)On a dit que j'étais un gentilhomme de lettres, et que mon style, tiré à
quatre épingles, sentait la poudre et le tabac d'Espagne ; n'est-ce pas
la consécration la plus certaine de cette vérité : Le style, c'est
l'homme ? Bien que l'on ait un peu exagéré en me représentant la brette
au côté et la plume à la main, j'avoue que j'aimais les belles choses,
les habits pailletés, les dentelles et les vestes voyantes, en un mot,
tout ce qui était élégant et délicat ; il est donc tout naturel que je
fusse toujours en tenue ; c'est pourqui mon style porte avec lui ce
cachet de bon ton, ce parfum de bonne compagnie qu'on retrouve également
chez notre grande Sévigné. Que voulez-vous ! j'ai toujours préféré les
ruelles et les boudoirs aux cabarets et aux cohues de bas étage. Vous me
permettrez donc, malgré l'opinion émise par votre contemporain
Lamennais, de maintenir mon judicieux aphorisme, en l'appuyant de
quelques exemples pris parmi vos auteurs et vos philosophes modernes.
Un des malheurs de votre temps, c'est que beaucoup ont fait métier de
leur plume ; mais laissons ces artisans de la plume, qui, pareils aux
artisans de la parole, écrivent indifféremment pour ou contre telle
idée, suivant celui qui les paie, et crient selon les temps : Vive le
roi ! vive la Ligue ! Laissons-les ; ceux-là, pour moi, ne sont point
des auteurs sérieux.
Voyons, l'abbé, ne vous offensez pas si je
vous prends vous-même comme exemple ; votre vie mal assise ne
s'est-elle pas toujours reflétée dans vos œuvres ? et De l'indifférence
en matière de religion à vos Paroles d'un croyant, quel contraste, comme
vous dites ! Néanmoins, votre ton doctoral est aussi tranchant, aussi
absolu dans l'une comme dans l'autre de ces œuvres. Vous êtes bilieux,
l'abbé, convenez-en, et vous distillez votre bile en plaintes amères
dans toutes les belles pages que vous avez laissées. En redingote
boutonnée, comme en soutane, vous êtes resté déclassé, mon pauvre
Lamennais. Voyons, ne vous fâchez pas, mais convenez avec moi que le
style, c'est l'homme.
Si de Lamennais je passe à Scribe,
l'homme heureux se reflète dans de tranquilles et paisibles comédies de
mœurs. Il est gai, heureux et sensible : il sème la sensibilité, la
gaieté et le bonheur dans ses œuvres. Chez lui, jamais de drame, jamais
de sang ; seulement quelques duels sans dangers pour punir le traître et
le coupable.
Voyez ensuite Eugène Sue, l'auteur des Mystères
de Paris. Il est fort comme son prince Rodolphe, et comme lui il serre
dans son gant jaune la main calleuse de l'ouvrier ; comme lui il se fait
l'avocat des causes populaires.
Voyez votre Dumas vagabond,
gaspillant sa vie comme son intelligence ; allant du pôle sud au pôle
nord aussi facilement que ses fameux mousquetaires ; jouant air
conquérant avec Garibaldi, et allant de l'intimité du duc d'Orléans à
celle des lazaroni napolitains ; faisant des romans avec l'histoire et
mettant l'histoire en romans.
Voyez les œuvres orgueilleuses de
Victor Hugo, ce type de l'orgueil incarné ; je, moi, dit Hugo poète ;
je, moi, dit Hugo sur son rocher de Jersey.
Voyez Murger, ce
chantre des mœurs faciles, jouant consciencieusement son rôle dans cette
bohème qu'il a chantée. Voyez Nerval, aux couleurs étranges, au style
pailleté et décousu, faisant de la fantasia avec sa vie comme avec sa
plume. Combien j'en laisse et des meilleurs ! comme Soulié et Balzac
dont la vie et les œuvres suivent des routes parallèles. Mais je crois
que ces exemples vous suffiront pour que vous ne repoussiez pas d'une
manière aussi absolue mon aphorisme : Le style, c'est l'homme.
N'auriez-vous pas, cher abbé, confondu la forme et le fond, le style et la pensée ? mais encore là tout se tient.
Buffon.