M. Squire
Plusieurs journaux ont parlé avec plus ou moins de dérision,
selon leur habitude, de ce nouveau médium, compatriote de M. Home, sous
l'influence duquel se produisent aussi des phénomènes d'un ordre en quelque
sorte exceptionnel. Ils ont cela de particulier, que les effets n'ont lieu que
dans la plus profonde obscurité, circonstance dont ne manquent pas d'exciper
les incrédules. M. Home, comme on le sait, produisait des phénomènes très
variés, dont le plus remarquable était, sans contredit, celui des apparitions
tangibles ; nous en avons rendu un compte détaillé dans la Revue Spirite
des mois de février, mars et avril 1868. M. Squire n'en produit que deux, ou,
pour mieux dire, qu'un seul avec certaines variantes, mais qui n'en est pas
moins digne d'attention. L'obscurité étant une condition essentielle pour l'obtention
du phénomène, il va sans dire que l'on prend toutes les précautions nécessaires
pour s'assurer de la réalité. Voici en quoi il consiste :
M. Squire se place devant une table, pesant 35 à 40
kilog., semblable à une forte table de cuisine ; on lui attache solidement
les deux jambes ensemble, afin qu'il ne puisse s'en servir, et, dans cette
position même, sa force musculaire, s'il y avait recours, serait
considérablement paralysée. Une autre personne, la première venue, la plus
incrédule si l'on veut, lui tient une main, de manière à n'en laisser libre
qu'une seule. Il pose alors légèrement celle-ci sur le bord de la table ;
cela étant, on enlève les lumières, et à l'instant même, la table est soulevée,
passe par-dessus sa tête, et va retomber derrière lui, les pieds en l'air, sur
un divan ou des coussins disposés pour la recevoir, afin qu'elle ne se brise
pas dans sa chute ; l'effet produit, on rapporte immédiatement la
lumière : c'est l'affaire de quelques secondes. Il peut répéter l'expérience
autant de fois qu'il le veut dans la même séance.
Une variété de ce phénomène est celle-ci : une
personne se place à côté de M. Squire ; la table étant soulevée et
renversée comme il vient d'être dit, au lieu de retomber par derrière, se pose
à plat et en équilibre sur la tête de la personne, qui ne sent qu'une très
légère pression ; mais à peine la lumière vient-elle à frapper la table
que celle-ci pèse de tout son poids, et tomberait si deux autres personnes
n'étaient là prêtes à la recevoir et à la soutenir par les deux extrémités.
Tel est en substance, et dans sa plus grande
simplicité, sans emphases comme sans réticence, le récit de ces faits
singuliers que nous empruntons à la Patrie du 23 décembre 1860, et que nous
tenons également d'un grand nombre de témoins, car nous avouons ne les avoir
pas vus ; mais l'honorabilité de ceux qui nous les ont rapportés ne nous
laisse aucun doute sur leur exactitude. Nous avons un autre motif plus puissant
peut-être d'y ajouter foi, c'est que la théorie nous en démontre la
possibilité ; or, rien n'est propre à asseoir une conviction comme de se
rendre compte ; rien ne provoque le doute comme de dire : j'ai vu,
mais je ne comprends pas. Essayons donc de faire comprendre.
Commençons d'abord par lever quelques objections préjudicielles.
La première qui vient assez naturellement à la pensée, c'est que M. Squire
emploie quelque moyen secret, autrement dit, qu'il est un habile
prestidigitateur ; ou bien, comme le disent plus crûment les gens qui ne
tiennent pas à passer pour polis, que c'est un charlatan. Un seul mot répond à
cette supposition, c'est que M. Squire, venu à Paris en simple touriste, ne
tire aucun profit de son étrange faculté ; or, comme il n'y a pas de
charlatans désintéressés, c'est pour nous la meilleure garantie de sincérité.
Si M. Squire donnait des séances à tant la place, s'il était mû par un intérêt
quelconque, nous trouverions toutes les suspicions parfaitement
légitimes ; nous n'avons pas l'honneur de le connaître, mais nous tenons
de personnes dignes de toute notre confiance, qui le connaissent
particulièrement depuis plusieurs années, que c'est un homme des plus
honorables, d'un caractère doux et bienveillant, un littérateur distingué, qui
écrit dans plusieurs journaux d'Amérique. La critique tient rarement compte du
caractère des personnes et du mobile qui les fait agir ; elle a tort, car
c'est assurément une base essentielle d'appréciation ; il est des cas où
l'accusation de supercherie est non-seulement une offense, mais un manque de
logique.
Ceci posé, et toute supposition de moyens frauduleux
écartée, reste à savoir si le phénomène pourrait se produire à l'aide de la
force musculaire. L'essai en a été fait par des hommes doués d'une force
exceptionnelle, et tous ont reconnu l'impossibilité absolue de soulever cette
table avec une main, et encore moins de la faire pirouetter en l'air ;
ajoutons que la complexion physique de M. Squire ne saurait s'allier avec une
puissance herculéenne. Puisque l'emploi de la force physique est impossible,
qu'un examen scrupuleux garantit contre l'usage de tout moyen mécanique, il
faut bien admettre l'action d'une force surhumaine. Tout effet a une
cause ; si la cause n'est pas dans l'humanité, il faut, de toute
nécessité, qu'elle soit hors de l'humanité, autrement dit, dans l'intervention
des êtres invisibles qui nous entourent, c'est-à-dire des Esprits.
Pour les Spirites, le phénomène produit par M. Squire
n'a de nouveau que la forme selon laquelle il se produit, mais quant au fond,
il rentre dans la catégorie de tous les autres phénomènes connus d'enlèvement
et de déplacement d'objets, avec ou sans contact, de suspension des corps
graves dans l'espace ; il a son principe dans le phénomène élémentaire des
tables tournantes, dont la théorie complète se trouve dans notre nouvel
ouvrage : le Livre des Médiums. Quiconque aura bien médité cette théorie
pourra facilement s'expliquer l'effet produit par M. Squire ; car, certes,
le fait d'une table qui, sans le contact d'aucune personne, se détache du sol,
se soulève et se maintient dans l'espace sans point d'appui, est plus
extraordinaire encore ; si l'on peut s'en rendre compte, on s'expliquera
d'autant plus facilement l'autre phénomène.
Dans tout cela, dira-t-on, qu'est-ce qui prouve
l'intervention des Esprits ? Si les effets étaient purement mécaniques,
rien, il est vrai, ne prouverait cette intervention, et il suffirait de
recourir à l'hypothèse d'un fluide électrique ou autre ; mais du moment
qu'un effet est intelligent, il doit avoir une cause intelligente ; or,
c'est aux signes d'intelligence de ces effets que l'on a reconnu que leur cause
n'est pas exclusivement matérielle. Nous parlons des effets spirites en
général, car il en est dont le caractère intelligent est presque nul, et c'est
le cas de M. Squire. On pourrait donc le supposer doué, à l'instar de certaines
personnes, d'une puissance électrique naturelle ; mais nous ne sachions
pas que jamais la lumière ait été un obstacle à l'action de l'électricité ou du
fluide magnétique. D'un autre côté, l'examen attentif des circonstances du
phénomène exclut cette supposition, tandis que son analogie avec ceux qui ne
peuvent être produits que par l'intervention d'intelligences occultes est
manifeste ; il est donc plus rationnel de le ranger parmi ces derniers.
Reste à savoir comment l'Esprit, ou l'être invisible, s'y prend pour agir sur
la matière inerte.
Lorsqu'une table se meut, ce n'est pas l'Esprit qui la
prend avec les mains et la soulève à force de bras, par la raison très simple
que, quoiqu'il ait un corps comme nous, ce corps est fluidique et ne peut
exercer une action musculaire proprement dite. Il sature la table avec son
propre fluide combiné avec le fluide animalisé du médium ; par ce moyen,
la table est momentanément animée d'une vie factice ; elle obéit alors à
la volonté, comme le ferait un être vivant ; elle exprime, par ses
mouvements, la joie, la colère et les divers sentiments de l'Esprit qui s'en
sert ; ce n'est pas elle qui pense, elle n'est ni joyeuse ni colère ;
ce n'est pas l'Esprit qui s'incorpore en elle, car il ne se métamorphose pas en
table ; elle n'est pour lui qu'un instrument docile, obéissant à sa
volonté, comme le bâton qu'un homme agite, et avec lequel il exprime la menace
ou divers signaux. Le bâton, dans ce cas, est soutenu par les muscles ;
mais la table, ne pouvant être mise en mouvement par les muscles de l'Esprit,
celui-ci l'agite par son propre fluide qui lui tient lieu de force musculaire.
Tel est le principe fondamental de tous les mouvements en pareil cas.
Une question, plus difficile au premier abord, est
celle-ci : comment un corps lourd peut-il se détacher du sol et se
maintenir dans l'espace contrairement à la loi de gravitation ? Pour nous
en rendre compte, il suffit de nous reporter à ce qui se passe journellement
sous nos yeux. On sait qu'il faut distinguer dans un corps solide le poids de
la pesanteur ; le poids est toujours le même, il dépend de la somme des
molécules ; la pesanteur varie en raison de la densité du milieu ;
c'est pourquoi un corps pèse moins dans l'eau que dans l'air, et encore moins
dans le mercure. Supposons qu'une chambre, sur le sol de laquelle repose une
lourde table, soit tout-à-coup remplie d'eau, la table se soulèvera
d'elle-même, ou tout au moins, un homme, un enfant même la soulèvera sans
effort. Autre comparaison : Que l'on fasse le vide sous la cloche
pneumatique, et à l'instant l'air de dessous ne faisant plus équilibre à la
colonne atmosphérique, la cloche acquiert une pesanteur telle que l'homme le
plus fort ne peut l'enlever ; et pourtant, quoique ni la table ni la
cloche n'aient gagné ou perdu un atome de leur substance, leur poids relatif a
augmenté ou diminué en raison du milieu, que ce milieu soit un liquide ou un
fluide.
Connaissons-nous tous les fluides de la nature, ou
même toutes les propriétés de ceux que nous connaissons ? Il faudrait être
bien présomptueux pour le croire. Les exemples que nous venons de citer sont
des comparaisons : nous ne disons pas des similitudes ; c'est
uniquement pour montrer que les phénomènes spirites qui nous paraissent si
étranges ne le sont pas plus que ceux que nous venons de citer, et qu'ils
peuvent s'expliquer, sinon par les mêmes causes, du moins par des causes
analogues. En effet, voici une table qui perd évidemment de son poids apparent
à un moment donné, et qui, dans une autre circonstance, acquiert un surcroît de
pesanteur, et ce fait ne peut s'expliquer par les lois connues ; mais
comme il se renouvelle, cela prouve qu'il est soumis à une loi qui, pour être
inconnue, n'en existe pas moins. Quelle est cette loi ? Les Esprits la
donnent ; mais à défaut de l'explication donnée par eux, on peut la
déduire par analogie, sans recourir à des causes miraculeuses ou surnaturelles.
Le fluide universel, ainsi que l'appellent les
Esprits, est le véhicule et l'agent de tous les phénomènes spirites ; on
sait que les Esprits peuvent en modifier les propriétés selon les
circonstances ; qu'il est l'élément constitutif du périsprit ou enveloppe
semi-matérielle de l'Esprit ; que, dans ce dernier état, il peut acquérir
la visibilité, et même la tangibilité ; est-il donc irrationnel d'admettre
qu'un Esprit, à un moment donné, puisse envelopper un corps solide d'une
atmosphère fluidique, dont les propriétés modifiées en conséquence produisent
sur ce corps l'effet d'un milieu plus dense ou plus rare ? Dans cette
hypothèse, l'enlèvement si facile d'une lourde table par M. Squire s'explique
tout naturellement, ainsi que tous les phénomènes analogues.
La nécessité de l'obscurité est plus embarrassante.
Pourquoi l'effet cesse-t-il au moindre contact de la lumière ? Le fluide
lumineux exerce-t-il ici une action mécanique quelconque ? Cela n'est pas
probable, puisque des faits du même genre se produisent parfaitement au grand
jour. On ne peut attribuer cette singularité qu'à la nature toute spéciale des
Esprits qui se manifestent par ce médium. Pourquoi par ce médium plutôt que par
d'autres ? c'est encore là un de ces mystères que peuvent seuls pénétrer
ceux qui se sont identifiés avec les phénomènes si nombreux et souvent si
bizarres du monde des invisibles ; seuls, ils peuvent comprendre les
sympathies et les antipathies qui existent entre les morts et les vivants.
A quel ordre appartiennent ces Esprits ? Sont-ils
bons ou mauvais ? Nous savons que nous avons froissé certains
amours-propres terrestres, en dépréciant la valeur des Esprits qui produisent
des manifestations physiques ; on nous a fortement critiqué de les avoir
qualifiés de saltimbanques du monde invisible ; pour notre excuse, nous
dirons que le mot n'est pas de nous, mais des Esprits eux-mêmes ; nous
leur en demandons bien pardon, mais il ne pourra jamais entrer dans notre
pensée que des Esprits élevés viennent s'amuser à faire des tours de force ou
autres choses de ce genre, pas plus qu'on ne parviendra à nous faire croire que
les clowns, les hercules, les danseurs de corde et les baladins de la place
publique sont des membres de l'Institut. Quiconque connaît la hiérarchie des
Esprits sait qu'il y en a de tous les degrés d'intelligence et de moralité, et
que l'on y rencontre autant de variétés d'aptitudes et de caractères que parmi
les hommes, ce qui n'est pas étonnant, puisque les Esprits ne sont autre chose
que les âmes de ceux qui ont vécu ; or, jusqu'à preuve contraire, on nous
permettra de douter que des Esprits tels que ceux de Pascal, de Bossuet ou
autres, même moins élevés, se mettent à nos ordres pour faire tourner ou
voltiger des tables, et amuser un cercle de curieux ; nous demandons à
ceux qui pensent autrement, s'ils croient qu'après leur mort, ils se
résigneraient volontiers à ce rôle de parade. Il y a même chez ceux qui sont
aux ordres de M. Squire une servilité incompatible avec la moindre supériorité
intellectuelle, d'où nous concluons qu'ils doivent appartenir aux classes
inférieures, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient mauvais ; on peut être
très bon et très honnête sans savoir ni lire ni écrire. Les mauvais Esprits
sont généralement indociles, colères, et se plaisent à faire le mal ; or,
il ne nous est pas revenu que ceux de M. Squire lui aient jamais joué de
mauvais tours ; ils lui obéissent avec une docilité pacifique qui exclut
tout soupçon de malveillance, mais ils ne sont pas pour cela aptes à donner des
dissertations philosophiques. Nous croyons M. Squire trop homme de bon sens
pour se formaliser de cette appréciation. Cette sujétion des Esprits qui
l'assistent a fait dire à un de nos collègues, qu'ils l'avaient probablement
connu dans une autre existence, où M. Squire aurait exercé sur eux une grande
autorité, et qu'ils conservent envers lui, dans son existence présente, une
obéissance passive. Du reste il ne faut pas confondre les Esprits qui
s'occupent d'effets physiques proprement dits et que l'on désigne plus
spécialement sous le nom d'Esprits frappeurs, avec ceux qui se communiquent par
des coups frappés ; ce dernier moyen étant un langage, peut être employé
par les Esprits de tous ordres comme l'écriture.
Comme nous l'avons dit, nous avons vu beaucoup de
personnes qui ont assisté aux expériences de M. Squire ; mais, parmi
celles qui n'étaient pas déjà initiées à la science spirite, beaucoup en sont
sorties très peu convaincues, tant il est vrai que la vue seule des effets les
plus extraordinaires ne suffit pas pour amener la conviction ; après avoir
entendu les explications que nous leur avons données, leur manière de voir a
été toute différente. Assurément, nous ne donnons pas cette théorie comme le
dernier mot, la solution définitive ; mais à défaut de pouvoir expliquer
ces faits par les lois connues, on conviendra que le système que nous émettons
n'est pas dénué de vraisemblance ; admettons-le, si l'on veut, à titre de
simple hypothèse, et quand on donnera une solution meilleure, nous serons un
des premiers à l'accepter.