Chronique Bruxelloise
« Il est bien vrai que tout arrive et
qu'il ne faut pas dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton
eau. » Si l'on m'avait dit que je verrais jamais l'armoire des frères
Davenport ni ces illustres sorciers, j'aurais été homme à jurer qu'il n'en
serait rien, parce qu'il suffit qu'on me dise de quelqu'un qu'il est sorcier
pour m'ôter toute curiosité à son égard. Le surnaturel et la sorcellerie n'ont
pas d'ennemi plus entêté que moi. Je n'irais pas voir un miracle quand on le
montrerait pour rien : ces choses-là m'inspirent le même éloignement que
les veaux à deux têtes, les femmes à barbe et tous les monstres ; je
trouve idiots les Esprits frappeurs et les guéridons savants, et il n'est pas
de superstition qui ne me puisse faire fuir jusqu'au bout du monde. Jugez si,
avec de telles dispositions, j'aurais pu aller grossir la foule chez les fières
Davenport lorsqu'on les disait en commerce réglé avec les Esprits !
J'avoue que l'idée ne me serait pas venue non plus de démasquer leur
supercherie, de briser leur armoire et de prouver qu'ils n'étaient réellement
pas sorciers, car il me semble que j'aurais donné par là la preuve que j'avais
cru moi-même à leurs pompes et à leurs œuvres. Il m'aurait paru infiniment plus
simple d'écarter tout d'abord cette prétendue sorcellerie et de supposer
qu'ayant trompé tant de gens ils devaient être des gens fort adroits en leurs
exercices. Quant à comprendre, je ne m'en serais pas beaucoup mis en peine. Dès
que les Esprits ne s'en mêlaient pas, à quoi bon ? Et s'il y eût eu
d'assez pauvres Esprits en l'autre monde pour venir faire en celui-ci métier de
compères, à quoi bon encore ?
« Je lus dans le temps avec beaucoup
d'attention, encore que j'eusse de quoi mieux employer mon temps, la plupart
des livres à l'usage des Spirites, et j'y trouvai tout ce qu'il fallait pour
faire au besoin une religion nouvelle, mais non de quoi me convertir à cette
vieille nouveauté. Tous les Esprits consultés, et dont on cite les réponses,
n'ont rien dit qui n'eût été dit avant eux, et en de meilleurs termes qu'ils ne
l'ont redit. Ils nous ont appris qu'il faut aimer le bien et détester le mal,
que la vérité est le contraire du mensonge, que l'âme est immortelle, que
l'homme doit tendre sans cesse à devenir meilleur, et que la vie est une
épreuve, toutes choses qu'on savait déjà assez bien depuis plusieurs milliers
d'années, et pour la révélation desquelles il était inutile d'évoquer tant
d'illustres morts et jusqu'à des personnages qui, tout célèbres qu'ils sont
aussi, ont pourtant le tort de n'avoir pas existé. Je ne parle pas même du
Juif-Errant, mais imaginez que j'aille évoquer don Quichotte et qu'il revienne,
cela ne sera-t-il pas du dernier plaisant ?
« Je n'avais plus qu'une seule
objection au sujet des frères Davenport dès qu'ils n'étaient plus que d'habiles
faiseurs de tours ; cette objection se résumait en ceci, que, tout
Spiritisme écarté de bonne grâce et d'un commun accord, leurs exercices
pouvaient bien n'être que médiocrement amusants. Il est probable que l'idée ne
me serait pas venue d'aller les voir, si, l'offre m'étant obligeamment faite de
m'y conduire, je n'avais considéré que chronique oblige, que tout n'est pas
rose dans la vie et que le chroniqueur doit aller où va le public et s'ennuyer
un peu, à charge de revanche. Résolu à faire les choses en conscience, j'allai
d'abord dans la journée à la salle du Cercle artistique et littéraire, où l'on
était occupé à monter la fameuse armoire. Je la vis, incomplète encore, à la
lumière du jour, et dépouillée de toute sa « poésie. » S'il faut aux
ruines la solitude et les ombres du soir, il faut aux « trucs » des
prestidigitateurs, la lumière du gaz, la foule crédule et la distance. Mais les
frères Davenport sont beaux joueurs et jouent cartes sur table. On pouvait
voir, et entrait qui voulait. Un domestique yankee montait l'armoire avec
tranquillité ; les guitares, les tambours de basque, les cordes, les
sonnettes étaient là pêle-mêle avec des coffres, des habits, des morceaux de
tapis, des toiles d'emballage ; le tout à l'abandon, à la merci du premier
venu, et comme un défi à la curiosité. Cela semblait dire : Tournez,
retournez, examinez, cherchez, épluchez, évertuez-vous ! vous ne saurez
rien.
Il n'y a rien de plus insolemment simple
que l'armoire. C'est une armoire à linge, à habits, et qui n'a pas du tout
l'air d'être fait pour loger des Esprits. Elle m'a paru de noyer ; elle a
sur le devant trois portes au lieu de deux, et elle semble fatiguée des voyages
qu'elle a faits ou des assauts qu'elle a subis. J'y jetai un coup d'œil, pas
trop près, car, tout ouverte qu'elle était, je me figurais qu'un meuble si
mystérieux devait sentir le renfermé, comme l'épinette magique dans laquelle on
cachait Mozart tout enfant.
Je déclare formellement qu'à moins d'y
mettre mon linge ou mes habits, je n'aurais su que faire de l'armoire des
frères Davenport. Chacun son métier. Je la revis le soir, isolée sur l'estrade,
devant la rampe : elle avait déjà un air monumental. La salle était
comble, comme elle ne le fut jamais les jours où Mozart, Beethoven et leurs
interprètes firent seuls les frais de la soirée. Le plus beau public qu'on
puisse avoir : les plus aimables, les plus spirituelles, les plus jolies
femmes de Bruxelles, puis des conseillers de la Cour de cassation, des
présidents politiques, judiciaires et littéraires ; toutes les académies,
des sénateurs, des ministres, des représentants, des journalistes, des
artistes, des entrepreneurs de bâtisse, des ébénisses, « que c'était comme
un bouquet de fleurs ! » L'honorable M. Rogier, ministre des affaires
étrangères, était à cette soirée, où lui tenait compagnie un ancien président
de la Chambre. M. Vervoort, qui, revenu des grandeurs humaines, n'a conservé
que la présidence du Cercle, charmante royauté d'ailleurs. A cette vue, je me
sentis tout rassuré. Un de nos meilleurs peintres, M. Robie, fit écho à ma
pensée en me disant : « Vous voyez ! L'Autriche et la Prusse
peuvent se battre tant qu'elles voudront. Puisque la crise européenne ne
trouble pas autrement notre ministre des affaires étrangères, c'est que la
Belgique peut dormir en paix. » Cela me parut péremptoire, vous en jugerez
de même, et, sachant que M. Rogier a assisté souriant à la soirée des frères
Davenport, vous dormirez sur les deux oreilles. C'est ce que vous avez de mieux
à faire.
J'ai vu tous les exercices des frères Davenport,
et je n'ai nullement cherché à en comprendre le mystère. Tout ce que je puis
dire, sans songer le moins du monde à amoindrir leur succès, c'est qu'il m'est
impossible de prendre le moindre plaisir à ces choses-là. Elles ne
m'intéressent point. On a lié en ma présence les frères Davenport ; on les
a même très bien liés, dit-on ; on leur a mis ensuite de la farine dans
les mains, puis on les a enfermés dans leur armoire, on a baisé le gaz, et j'ai
entendu dans l'armoire un grand bruit de guitares, de sonnettes et de tambours
de basque. Tout d'un coup, l'armoire s'est ouverte ‑ brusquement, un tambour de
basque a roulé violemment jusqu'à mes pieds, et les frères Davenport ont paru,
déliés, saluant le public et secouant devant lui la farine qu'on avait mise
dans leurs mains. On a beaucoup applaudi ; voilà !
‑ Enfin, comment expliquez-vous cela ?
‑ Il y a des personnes au Cercle qui
l'expliquent fort bien ; quant à moi, j'ai beau me battre les flancs
là-dessus, je ne me sens absolument aucune envie de me l'expliquer. Ils se sont
déliés, voilà tout, et le tour de la farine est fait adroitement. Je trouve les
préparatifs longs, le bruit ennuyeux, et le tout peu divertissant. Et pas
d'esprit, ni au singulier ni au pluriel.
‑ Ainsi, vous ne croyez point ?
‑ Si fait ; je crois à l'ennui que
j'ai ressenti.
‑ Et le Spiritisme, y croyez-vous ?
‑ C'est la question de Sganarelle à don
Juan. Vous allez bientôt me demander si je crois au Moine-Bourru. Je vous
répondrai, comme don Juan, que je crois que deux et deux font quatre et que
quatre et quatre font huit. Encore ne sais-je point si, à voir ce qui se passe
en Allemagne et ailleurs, je ne serais pas forcé de faire des réserves.
‑ Vous êtes donc un athée ?
‑ Non. Sans modestie, je suis l'homme le
plus religieux de la terre.
‑ Ainsi vous croyez à Dieu, à l'immortalité
de l'âme, à…
‑ J'y crois. C'est mon bonheur et mon
espérance.
‑ Et tout cela se concilie avec vos :
quatre et quatre font huit !
‑ Précisément. Tout est là-dedans. C'est
une belle langue que le turc.
‑ Allez donc à la messe !
‑ Non. Mais je ne vous empêche pas d'y
aller.
L'oiseau sur la branche, le ver luisant
dans l'herbe, les globes dans l'espace et mon cœur plein d'adoration me
chantent la messe nuit et jour. J'aime Dieu passionnément et sans crainte. Que
voulez-vous que je fasse, avec cela, des religions et des autres variétés du
davenportisme ?
‑ Et le Spiritisme, et Allan Kardec ?
‑ Je crois que M. Allan Kardec, qui ferait
tout aussi bien de s'appeler de son vrai nom, est un aussi bon citoyen que vous
et moi. Sa morale ne diffère point de la morale vulgaire, qui me suffit. Quant
à ses révélations, j'aime autant l'armoire des Davenport, avec ou sans
guitares. J'ai lu les révélations des Esprits ; leur style ne vaut pas
celui de Bossuet, et, sauf les emprunts faits aux ouvrages des hommes
illustres, il est lourd et souvent plat. Je ne voudrais pas écrire comme le
plus fort de la bande : mon éditeur me dirait que le macaroni a du bon,
mais qu'il ne faut pas en abuser. Le Spiritisme en est au surnaturel et aux
dogmes, je me défie de ce bloc enfariné. Je l'ai dit il y a cinq ans en parlant
de la doctrine, car c'est bien une doctrine : il y a là tout ce qu'il faut
pour bâcler une religion nouvelle. Il vaudrait mieux être tout simplement
religieux et s'en tenir aux révélations de l'univers.
« Je la vois poindre, cette religion.
Elle est déjà une secte, et considérable, car vous ne pouvez vous imaginer le
nombre et le sérieux des lettres que j'ai déjà reçues pour avoir effleuré
dernièrement le Spiritisme. Il a ses fanatiques, il aura ses intolérants, ses
prêtres, car le dogme prête à l'action intermédiaire, puisque les Esprits ont
des rangs et des préférences. Sitôt qu'il y aura dix pour cent à gagner sur ce
nouveau dogme, on lui verra un clergé. Je le crois destiné à hériter du
catholicisme, en raison de ses côtés séduisants. Attendez seulement que les
habiles s'en mêlent, et les prophètes et les évocateurs privilégiés pousseront
au travers du mystère de la chose, qui est douce et poétique, comme les herbes
parasites dans un champ de blé.
Voici deux lettres qui m'ont été adressées.
Elles viennent de personnes loyales, naïves et convaincues ; c'est pour
cela que je les publie.
A M. Bertram.
« Il y a quatre ans, j'étais ce qu'on
peut appeler un franc retardataire ; catholique sincère, je croyais aux
miracles, au diable, à l'infaillibilité papale ; ainsi, j'aurais accepté
sans marchander l'Encyclique de Pie IX avec toutes ses conséquences dans
l'ordre politique.
Mais à quoi bon cette confession d'un
inconnu ? me direz-vous. Ma foi, monsieur Bertram, je vais vous
l'apprendre, au risque d'exciter votre verve railleuse ou de vous faire sauver
jusqu'au bout du monde.
J'ai vu un jour à Anvers un guéridon
(vulgairement appelé une table parlante) qui m'a répondu à une question mentale
dans mon idiome natal, inconnu des assistants ; parmi ceux-ci il y avait
des Esprits forts, des maçons qui ne croyaient ni à Dieu ni à l'âme ; la
chose leur a donné à réfléchir, ils ont lu avec avidité les ouvrages spirites
d'Allan Kardec, j'ai fait comme eux, surtout quand plusieurs prêtres m'eurent
assuré que ces phénomènes étaient exclusivement l'œuvre du… démon, et je vous
assure, moi, que je n'ai pas regretté le temps que cela m'a coûté, bien au
contraire. J'ai trouvé dans ces livres non-seulement une solution rationnelle
et toute naturelle du phénomène ci-dessus, mais une issue à bien des questions,
à bien des problèmes que je m'étais posés dans le temps ; vous y avez
trouvé matière à une religion nouvelle, mais croyez-vous, monsieur Bertram,
qu'il y aurait un grand mal à cela, le cas échéant ? Le catholicisme
est-il tellement en rapport avec les besoins de notre société qu'il ne puisse
être ni rajeuni ni remplacé avantageusement ? Ou bien croyez-vous que
l'humanité puisse se passer de toute croyance religieuse ? Le libéralisme
proclame de beaux principes, mais il est en grande partie septique et
matérialiste ; dans ces conditions il ne ralliera jamais à lui les masses,
aussi peu que le catholicisme ultramontain ; si le Spiritisme est appelé à
devenir un jour une religion, ce sera la religion naturelle bien développée et
bien comprise, et celle-ci certainement n'est pas nouvelle ; c'est comme
vous dites : une vieille nouveauté ; mais c'est aussi un terrain
neutre où toutes les opinions, tant politiques que religieuses, pourront se
tendre un jour la main.
« Quoi qu'il en soit, depuis que je
suis devenu Spirite, quelques méchantes langues m'accusent d'être devenu libre
penseur ; il est vrai qu'à partir de cette époque, de même que les Esprits
forts dont je parlais ci-dessus, je ne crois plus au surnaturel ni au
diable ; mais par contre nous croyons tous un peu plus à Dieu, à
l'immortalité de l'âme, à la pluralité des existences ; enfants du
dix-neuvième siècle, nous avons aperçu une route sûre et nous voulons y pousser
le char du progrès au lieu de le retarder. Vous voyez donc que le Spiritisme a
encore du bon, s'il peut opérer de tels changements. ‑ Et maintenant, pour en
venir aux frères Davenport, on aurait tort de fuir des expériences, ou de conclure
avec parti pris contre elles, par là même qu'elles sont nouvelles ; plus
les faits qu'on nous présente sont extraordinaires, plus ils méritent d'être
observés consciencieusement et sans idées préconçues, car, qui pourrait se
flatter de connaître tous les secrets de la nature ? Je n'ai jamais vu les
frères Davenport, mais j'ai lu ce que la presse française a écrit sur leur
compte, et j'ai été étonné de la mauvaise foi qu'elle y a mise. Les amateurs
pourront lire avec fruit : Des forces naturelles inconnues, par Hermès.
(Paris, Didier, 1865) ; c'est une réfutation au point de vue de la science
des critiques dirigées contre eux. S'il est vrai que ces messieurs ne se
donnent pas pour Spirites et qu'ils ne connaissent pas la doctrine, le
Spiritisme n'a pas à prendre leur défense ; tout ce qu'on peut dire, c'est
que des faits pareils à ceux qu'ils présentent sont possibles en vertu d'une
loi naturelle aujourd'hui connue et par l'intervention d'Esprits
inférieurs ; seulement, jusqu'ici ces faits ne s'étaient pas encore
produits dans des conditions aussi peu favorables, à des heures fixes et avec
autant de régularité.
J'espère, monsieur, que vous accueillerez
ces observations désintéressées et que vous leur donnerez l'hospitalité dans
votre journal ; puissent-elles contribuer à élucider une question plus
intéressante pour vos lecteurs que vous ne pourriez le supposer.
Votre abonné,
H. Vanderyst. »
La voilà publiée ! on ne m'accusera
pas de mettre « la lumière sous le boisseau. »
D'abord, je n'ai pas de boisseau ;
ensuite, sans l'ombre de raillerie, je ne vois pas trop ici la lumière. Jamais
je n'ai fait d'objection à la morale du Spiritisme ; elle est pure. Les
Spirites sont honnêtes et bienfaisants, leurs dons pour les crèches me l'ont
prouvé. S'ils tiennent à leurs Esprits supérieurs et inférieurs, je n'y vois
point d'inconvénient. C'est une affaire entre leur instinct et leur raison.
Il y a un post-scriptum à la lettre, le
voici :
Permettez que j'appelle votre attention sur
un ouvrage qui vient d'avoir les honneurs de l'Index : la Pluralité des
existences de l'âme, par Pezzani, avocat, où cette question est traitée en
dehors de la révélation spirite. »
Passons à l'autre lettre :
(Suit une seconde lettre dans le même sens
que la précédente, et qui se termine ainsi :)
« J'ai la conviction que, le jour où
la presse se mêlera de développer tout ce que le Spiritisme renferme de beau,
le monde fera des progrès immenses, moralement. Rendre sensible à l'homme que
chacun porte en soi la vraie religion, la conscience, le laisser en présence de
lui-même pour répondre de ses actes devant l'Être suprême, quelle chose
importante ! Ne serait-ce pas tuer le matérialisme qui fait tant de mal
dans le monde ? Ne serait-ce pas une barrière contre l'orgueil,
l'ambition, l'envie, toutes choses qui rendent les hommes malheureux ?
Apprendre à l'homme qu'il doit faire le bien pour mériter sa récompense :
il y a certainement des hommes qui sont convaincus de tout cela, mais combien
sur la généralité ? Et on peut apprendre tout cela à l'homme ; pour
ma part, j'ai évoqué mon père, et d'après les réponses que j'ai reçues, le
doute n'est plus possible.
Si j'avais le bonheur de manier la plume
comme vous, je traiterais le Spiritisme comme appelé à nous inculquer une
morale douce et agréable. Mon premier article aurait pour titre : Le
Spiritisme, ou la destruction de tout fanatisme. La chute des Jésuites et de
tous ceux qui vivent de la crédulité de l'homme. On puise toutes ces idées dans
l'excellent livre d'Allan Kardec. Que je voudrais que vous eussiez ma manière
d'envisager le Spiritisme ! Comme vous feriez du bien pour le moral !
Mais, mon cher Bertram, comment avez-vous pu trouver du surnaturel, de la
sorcellerie dans le Spiritisme ? Je ne trouve pas plus extraordinaire que
nous communiquions avec nos parents et nos amis passés dans un autre monde, au
moyen du fluide qui nous met en rapport avec eux, que je ne trouve
extraordinaire que nous communiquions avec nos frères de ce globe à des
distances fabuleuses au moyen du fil électrique ! »
Le tout publié sans observation et sans
commentaire, pour prouver seulement que le Spiritisme a en Belgique des
partisans ardents en leur foi. La secte fait positivement des progrès, et le
catholicisme aura bientôt à compter avec elle.
La presse parisienne n'a pas été de
mauvaise foi avec les frères Davenport ; ce qui le fait bien voir, c'est
que ceux-ci n'affichent plus de prétentions au surnaturel. Ils ne donnent plus
de séances à cinquante francs par tête, du moins que je sache ; je crois
cependant que les personnes qui voudraient payer leur place à ce prix-là ne
seraient pas mal reçues. Pour conclure, j'affirme que leurs exercices ne me
semblent pas faits pour exercer une grande influence sur l'avenir des sociétés
humaines.
Bertram. »
Après les deux lettres qu'on vient de lire,
nous n'aurons que peu de chose à dire sur cet article ; sa modération
contraste avec l'acrimonie de la plupart de ceux qui ont été écrits jadis sur
le même sujet. L'auteur, au moins, ne conteste pas aux Spirites le droit d'avoir
une opinion qu'il respecte, quoique ne la partageant pas ; à l'encontre de
certains apôtres du progrès, il reconnaît que la liberté de conscience est pour
tout le monde ; c'est déjà quelque chose. Il convient même que les
Spirites ont du bon et sont de bonne foi. Il constate enfin les progrès de la
doctrine et avoue qu'elle a un côté séduisant. Nous ne ferons donc que de
courtes observations.
M. Bertram veut bien nous tenir pour un
aussi bon citoyen que lui, et nous l'en remercions ; mais il ajoute que
nous ferions tout aussi bien de nous appeler de notre vrai nom. Nous nous
permettrons à notre tour de lui demander pourquoi il signe ses articles
Bertram, au lieu de Eugène Landois, ce qui n'ôte rien à ses qualités
personnelles, car nous savons qu'il est le principal organisateur de la crèche
de Saint-Josse-Tennoode, dont il s'occupe avec la plus louable sollicitude.
Si M. Bertram avait lu les livres spirites
avec autant d'attention qu'il le dit, il saurait si les Spirites sont assez
simples pour évoquer le Juif-Errant et don Quichotte ; il saurait ce que
le Spiritisme accepte et ce qu'il désavoue ; il n'affecterait pas de le
présenter comme une religion, car, au même titre, toutes les philosophies
seraient des religions, puisqu'il est de leur essence de discuter les bases
mêmes de toutes les religions : Dieu, et la nature de l'âme. Il
comprendrait enfin que si jamais le Spiritisme devenait une religion, il ne
pourrait se faire intolérant sans renier son principe qui est la fraternité
universelle, sans distinction de secte et de croyance ; sans abjurer sa
devise : Hors la charité point de salut, symbole le plus explicite de
l'amour du prochain, de la tolérance et de la liberté de conscience. Jamais il
ne dit : « Hors le Spiritisme point de salut. » Si une religion
s'entait sur le Spiritisme à l'exclusion de ces principes, ce ne serait plus du
Spiritisme.
Le Spiritisme est une doctrine
philosophique qui touche à toutes les questions humanitaires ; par les
modifications profondes qu'elle apporte dans les idées, elle fait envisager les
choses à un autre point de vue ; delà, pour l'avenir, d'inévitables
modifications dans les rapports sociaux ; c'est une mine féconde où les
religions comme les sciences, comme les institutions civiles, puiseront des
éléments de progrès ; mais de ce qu'elle touche à certaines croyances
religieuses, elle ne constitue pas plus un culte nouveau qu'elle n'est un
système particulier de politique, de législation ou d'économie sociale. Ses
temples, ses cérémonies et ses prêtres sont dans l'imagination de ses
détracteurs et de ceux qui ont peur de la voir devenir religion.
M. Bertram critique le style des Esprits et
place le sien bien au-dessus : c'est son droit, et nous ne le lui
disputerons pas. Nous ne lui contestons pas davantage ce point qu'en fait de
morale les Esprits ne nous apprennent rien de nouveau ; cela prouve une
chose, c'est que les hommes n'en sont que plus coupables de la pratiquer si
peu. Faut-il donc s'étonner que Dieu, dans sa sollicitude, la leur répète sous
toutes les formes ? Si, sous ce rapport, l'enseignement des Esprits est
inutile, celui du Christ l'était également, puisqu'il n'a fait que développer
les commandements du Sinaï ; les écrits de tous les moralistes sont
pareillement inutiles, puisqu'ils ne font que dire la même chose en d'autres
termes. Avec ce système-là, que de gens dont les travaux seraient
inutiles ! sans y comprendre les chroniqueurs qui, par état, ne doivent
rien inventer.
Il est donc convenu que la morale des
Esprits est vieille comme le monde, ce qui n'a rien de surprenant, puisque la
morale n'étant autre chose que la loi de Dieu, cette loi doit être de toute
éternité, et que la créature ne peut rien ajouter à l'œuvre du Créateur. Mais
n'y a-t-il rien de nouveau dans le mode d'enseignement ? Jusqu'à présent le
code de morale n'avait été promulgué que par quelques individualités ; il
a été reproduit dans des livres que tout le monde ne lit pas ou ne comprend
pas. Eh bien ! aujourd'hui ce même code est enseigné, non plus par
quelques hommes, mais par des millions d'Esprits, qui ont été des hommes, dans
tous les pays, dans chaque famille, et pour ainsi dire à chaque individu.
Croyez-vous que celui qui aura été indifférent à la lecture d'un livre, qui
aura traité les maximes qu'il renferme de lieux communs, ne sera pas bien
autrement impressionné si son père, sa mère, ou un être qui lui est cher et
qu'il respecte, vient lui dire, fût-ce même dans un style inférieur à celui de
Bossuet : « Je ne suis pas perdu pour toi comme tu l'as cru ; je
suis là près de toi, je te vois et je t'entends, je te connais mieux que
lorsque j'étais vivant, car je lis dans ta pensée ; pour être heureux dans
le monde où je suis, voici la règle de conduite à suivre ; telle action
est bonne et telle autre est mauvaise, etc. » Comme vous le voyez, c'est
un enseignement direct, ou si vous aimez mieux, un nouveau moyen de publicité,
d'autant plus efficace qu'il va droit au cœur ; qu'il ne coûte rien ;
qu'il s'adresse à tout le monde, au petit comme au grand, au pauvre comme au
riche, à l'ignorant comme au savant, et qu'il défie le despotisme humain qui
voudrait y mettre une barrière.
Mais, direz-vous, cela est-il
possible ? n'est-ce pas une illusion ? Ce doute serait naturel si de
telles communications n'étaient faites qu'à un seul homme privilégié, car rien
ne prouverait qu'il ne se trompe pas ; mais quand des milliers d'individus
en reçoivent de pareilles tous les jours et dans tous les pays du monde, est-il
rationnel de penser que tous sont hallucinés ? Si l'enseignement du
Spiritisme était relégué dans les ouvrages spirites, il n'aurait pas conquis la
centième partie des adeptes qu'il possède ; ces livres ne font que résumer
et coordonner cet enseignement, et ce qui fait leur succès, c'est que chacun
trouve en son particulier la confirmation de ce qu'ils renferment.
On sera fondé à dire que l'enseignement
moral des Esprits est superflu, quand on aura prouvé que les hommes sont assez
bons pour n'en avoir plus besoin ; jusque-là il ne faut pas s'étonner de
le leur voir répéter sous toutes les formes et sur tous les tons.
Que m'importe, dites-vous, monsieur
Bertram, qu'il y ait ou non des Esprits ! Il est possible que cela vous
soit indifférent, mais il n'en est pas de même de tout le monde. C'est
absolument comme si vous disiez : « Que m'importe qu'il y ait des
habitants en Amérique, et que le câble électrique vienne me le
prouver ! » Scientifiquement, c'est quelque chose que la preuve du
monde invisible ; moralement, c'est beaucoup ; car les Esprits
peuplant l'espace qu'on croyait inhabité, c'est la découverte de tout un monde,
la révélation de l'avenir et de la destinée de l'homme, une révolution dans ses
croyances ; or, si la chose existe, toute dénégation ne pourra l'empêcher
d'exister. Ses résultats inévitables méritent bien qu'on s'en préoccupe. Vous
êtes homme de progrès, et vous repoussez un élément de progrès ? un moyen
d'améliorer l'humanité, de cimenter la fraternité entre les hommes ? une
découverte qui conduit à la réforme des abus sociaux contre lesquels vous
réclamez sans cesse ? Vous croyez à votre âme immortelle, et vous ne vous
souciez nullement de savoir ce qu'elle devient, ce que sont devenus vos parents
et vos amis ? Franchement, cela est peu rationnel. Ce n'est pas,
direz-vous, dans l'armoire des frères Davenport que je le trouverai ;
d'accord ; nous n'avons jamais dit que ce fût là du spiritisme. Cependant,
cette même armoire, précisément parce que, à tort ou à raison, on y a fait
intervenir les Esprits, a fait beaucoup parler des Esprits, même ceux qui n'y
croyaient pas ; de là des recherches et des études qu'on n'aurait pas
faites si ces messieurs se fussent donnés pour de simples prestidigitateurs. Si
les Esprits n'étaient pas dans leur armoire, ils ont bien pu provoquer ce moyen
de faire sortir une foule de gens de leur indifférence. Vous voyez que
vous-même, à votre insu, avez été poussé à semer l'idée parmi vos nombreux
lecteurs, ce que vous n'auriez point fait sans cette fameuse armoire.
Quant aux vérités nouvelles qui ressortent
des révélations spirites en dehors de la morale, nous renvoyons à l'article
publié dans la Revue de janvier 1865 sous le titre de : Ce qu'apprend le
Spiritisme.