REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1866

Allan Kardec

Retour au menu
Une vision de Paul Ier

Le czar Paul Ier, qui n'était alors que le grand-duc Paul, se trouvant à Bruxelles, dans une réunion de quelques amis, où l'on parlait de phénomènes regardés comme surnaturels, raconta le fait suivant[1] :

« J'étais, un soir, ou plutôt une nuit, dans les rues de Saint-Pétersbourg, avec Kourakin et deux valets. Nous étions restés longtemps à causer et à fumer, et l'idée nous vint de sortir du palais, incognito, pour voir la ville au clair de lune. Il ne faisait point froid, les jours se rallongeaient ; c'était un de ces moments les plus doux de notre printemps, si pâle en comparaison de ceux du Midi. Nous étions gais ; nous ne pensions à rien de religieux ni de sérieux même, et Kourakin me débitait mille plaisanteries sur les passants très rares que nous rencontrions. Je marchais devant ; un de nos gens me précédait néanmoins ; Kourakin restait de quelques pas en arrière, et l'autre domestique nous suivait un peu plus loin. La lune était claire, on aurait pu lire une lettre ; aussi les ombres, par opposition, étaient longues et épaisses.

Au détour d'une rue, dans l'enfoncement d'une porte, j'aperçus un homme grand et maigre, enveloppé d'un manteau, comme un Espagnol, avec un chapeau militaire très rabattu sur ses yeux. Il paraissait attendre, et dès que nous passâmes devant lui, il sortit de sa retraite et se mit à ma gauche, sans dire un mot, sans faire un geste. Il était impossible de distinguer ses traits ; seulement, ses pas, en heurtant les dalles rendaient un son étrange, semblable à celui d'une pierre qui en frappe une autre. Je fus d'abord étonné de cette rencontre ; puis, il me parut que tout le côté qu'il touchait presque se refroidissait peu à peu. Je sentis un frisson glacial pénétrer mes membres, et, me retournant vers Kourakin, je lui dis :

« Voilà un singulier compagnon que nous avons là ! ‑ Quel compagnon ? me demanda-t-il. ‑ Mais, celui qui marche à ma gauche et qui fait assez de bruit, ce me semble. »

Kourakin ouvrait des yeux étonnés, et m'assura qu'à ma gauche il ne voyait personne. ‑ Comment ! tu ne vois pas à ma gauche un homme en manteau qui est là entre le mur et moi ? ‑ Votre Altesse touche le mur elle-même, et il n'y a de place pour personne entre le mur et vous. »

J'allongeai un peu le bras ; en effet, je sentis de la pierre. Cependant l'homme était là, toujours marchant de ce même pas de marteau qui se réglait sur le mien. Je l'examinai attentivement alors, et je vis briller sous ce chapeau, d'une forme singulière, je l'ai dit, l'œil le plus étincelant que j'aie rencontré jamais. Cet œil me regardait, me fascinait ; je ne pouvais pas en fuir le rayon. Ah ! dis-je à Kourakin, je ne sais ce que j'éprouve, mais c'est étrange !

Je tremblais, non de peur, mais de froid. Je me sentais peu à peu gagner jusqu'au cœur par une impression que rien ne peut rendre. Mon sang se figeait dans mes veines. Tout à coup une voit creuse et mélancolique sortit de ce manteau qui cachait sa bouche et m'appela par mon nom : « Paul ! » Je répondis machinalement, poussé par je ne sais quelle puissance : « Que veux-tu ? Paul ! répéta-t-il. » ‑ Et cette fois l'accent était plus affectueux et plus triste encore. Je ne répliquai rien, j'attendis, il m'appela de nouveau et ensuite il s'arrêta tout court. Je fus contraint d'en faire autant. « Paul ! pauvre Paul ! pauvre prince ! »

Je me retournai vers Kourakin, qui s'était arrêté aussi. « Entends-tu ? lui dis-je. ‑ Rien absolument, monseigneur ; et vous ? » Quant à moi, j'entendais ; la plainte résonnait encore à mon oreille. Je fis un effort immense, et je demandai à cet être mystérieux qui il était et ce qu'il voulait. « Pauvre Paul ! qui je suis ? Je suis celui qui s'intéresse à toi. Ce que je veux ? je veux que tu ne t'attaches pas trop à ce monde, car tu n'y resteras pas longtemps. Vis en juste, si tu désires mourir en paix ; et ne méprise pas le remords, c'est le supplice le plus poignant des grandes âmes. »

Il reprit son chemin en me regardant toujours de cet œil qui semblait se détacher de sa tête, et de même que j'avais été forcé de m'arrêter comme lui, je fus forcé de marcher comme lui. Il ne me parla plus et je ne me sentis plus le désir de lui adresser la parole. Je le suivais, car c'était lui qui dirigeait la marche, et cette course dura plus d'une heure encore, en silence, sans que je puisse dire par où j'ai passé. Kourakin et les laquais n'en revenaient point. Regardez-le sourire : il croit encore que j'ai rêvé tout cela.

Enfin nous approchâmes de la Grande-Place, entre le pont de la Newa et le palais des Sénateurs. L'homme alla droit vers un point de cette place, où je le suivis, bien entendu, et là il s'arrêta encore. « Paul, adieu. Tu me reverras ici et ailleurs encore. » Puis, comme s'il l'eût touché, son chapeau se souleva légèrement tout seul ; je distinguai alors très facilement son visage. Je reculai malgré moi : c'était l'œil d'aigle, c'était le front basané, le sourire sévère de mon aïeul Pierre le Grand. Avant que je fusse revenu de ma surprise, de ma terreur, il avait disparu.

C'est à cette même place que l'impératrice élève le monument célèbre qui va bientôt faire l'admiration de toute l'Europe, et qui représente le czar Pierre à cheval. Un immense bloc de granit est la base de cette statue. Ce n'est pas moi qui ai désigné à ma mère cet endroit, choisi ou plutôt deviné d'avance par le fantôme. Et j'avoue qu'en y retrouvant cette statue, je ne sais quel sentiment s'empara de moi. J'ai peur d'avoir peur, malgré le prince Kourakin, qui veut me persuader que j'ai rêvé tout éveillé, en me promenant dans les rues. Je me souviens du moindre détail de cette vision, car c'en était une, je persiste à le soutenir. Il me semble que j'y suis encore. Je revins au palais, brisé comme si j'avais fait une longue route et littéralement gelé du côté gauche. Il me fallut plusieurs heures pour me réchauffer dans un lit brûlant et sous des couvertures. »

Le grand-duc Paul regretta plus tard d'avoir parlé de cette aventure, et chercha à la mettre sur le compte de la plaisanterie, mais les préoccupations qu'elle lui causait firent penser qu'elle avait quelque chose de sérieux.

Le fait ayant été lu à la Société de Paris, mais sans intention de faire aucune question à ce sujet, un des médiums obtint spontanément et sans évocation la communication suivante :


Société de Paris, 9 mars 1866. ‑ Médium, M. Morin.

Dans la phase nouvelle où vous êtes entrés avec la clef que vous a donnée le Spiritisme, ou révélation des Esprits, tout doit s'expliquer, au moins ce que vous êtes aptes à comprendre.

L'existence de la médiumnité voyante a été la première de toutes les facultés données à l'homme pour correspondre avec ce monde invisible, cause de tant de faits restés jusqu'à ce jour encore sans explication rationnelle. Faites en effet un retour sur les différents âges de l'humanité, et observez avec attention toutes les traditions qui sont parvenues jusqu'à vous, et partout, chez ceux qui vous ont précédés, vous rencontrerez des êtres qui ont été mis, par la vision, en relation avec le monde des Esprits.

De tous les temps, chez tous les peuples, les croyances religieuses se sont établies sur les révélations de visionnaires ou médiums voyants.

Les hommes, trop petits par eux-mêmes, ont toujours été assistés par ceux des invisibles qui les avaient précédés dans l'erraticité, et qui, obéissant à la loi de réciprocité universelle, venaient leur apporter, par des communications souvent inconscientes, les connaissances acquises par eux, et leur tracer la conduite à suivre pour découvrir la vérité.

La première des facultés médianimiques, je l'ai dit, a été la vision ; combien n'a-t-elle pas trouvé d'adversaires parmi les intéressés de tous les temps ! Mais il ne faudrait pas induire de mon langage que toutes les visions sont le résultat de communications réelles ; beaucoup sont dues à l'hallucination de cerveaux affaiblis ou le résultat d'un complot ourdi pour servir un calcul ou satisfaire un orgueil.

Croyez-moi, le médium voyant est de tous le plus impressionnable ; ce que l'on a vu se grave mieux dans l'esprit. Lorsque votre grand-duc[2], fanfaron et vain comme la plupart de ceux de sa race, vit son aïeul lui apparaître, car c'était bien une vision, qui avait sa raison d'être dans la mission que Pierre le Grand avait acceptée en faveur de son petit-fils, et qui consistait à le conduire et à l'inspirer, dès cet instant, la médiumnité a été chez le duc en permanence, et la crainte seule du ridicule l'a empêché de raconter toutes ses visions à son ami.

La médiumnité voyante n'était pas la seule qu'il possédait ; il avait aussi l'intuition et l'audition ; mais, trop imbu des principes de sa première éducation, il a refusé de mettre à profit les sages avertissements que lui donnaient ses guides. C'est par l'audition qu'il a eu la révélation de sa fin tragique. Depuis ce temps, son Esprit a beaucoup progressé ; aujourd'hui il ne craindrait plus le ridicule en croyant à la vision, c'est pourquoi il vient vous dire :

« Grâce à mes chers instructeurs spirituels et à l'observation des faits, je crois à la manifestation des Esprits, à la survivance de l'âme, à la toute-puissance éternelle de Dieu, à la progression constante vers le bien des hommes et des peuples, et me tiens pour fort honoré qu'une de mes puérilités ait donné lieu à une dissertation où j'ai tout à gagner et vous rien à perdre.

Paul. »



[1] Extrait du Grand Journal du 3 mars 1866, et tiré d'un ouvrage de M. Hortensius de Saint Albin, intitulé : Le Culte de Satan.


[2] Plusieurs Russes assistaient à la séance dans laquelle cette communication a été donnée ; c'est sans doute ce qui a motivé l'expression : Votre grand duc.


Articles connexes

Voir articles connexes