REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1866

Allan Kardec

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Correspondance

Lettre de M Jaubert

« Je vous prie, mon cher monsieur Kardec, d'insérer la lettre suivante dans le plus prochain numéro de votre Revue. Je suis certes bien peu de chose, mais enfin j'ai mon appréciation, et je l'impose à votre modestie. D'un autre côté, quand la bataille se livre, je tiens à prouver que je suis toujours sous le drapeau avec mes épaulettes de laine.

Jaubert. »

Sans l'obligation qui nous en est faite, en termes si précis, on comprendra les motifs qui nous auraient empêché de publier cette lettre ; nous nous serions contenté de la conserver comme un honorable et précieux témoignage, et de l'ajouter aux nombreuses causes de satisfaction morale qui viennent nous soutenir et nous encourager dans notre rude labeur, et compenser les tribulations inséparables de notre tâche. Mais, d'un autre côté, la question personnelle mise à part, en ce temps de déchaînement contre le Spiritisme, les exemples du courage de l'opinion sont d'autant plus influents qu'ils partent de plus haut. Il est utile que la voix des hommes de cœur, de ceux qui, par leur caractère, leurs lumières et leur position commandent le respect et la confiance, se fasse entendre ; et si elle ne peut dominer les clameurs, de telles protestations ne sont perdues ni pour le présent ni pour l'avenir.



Carcassonne, 12 décembre 1865.

Monsieur et cher Maître,

Je ne veux pas laisser mourir l'année 1865 sans lui rendre grâce pour tout le bien qu'elle a fait au Spiritisme. Nous lui devons la Pluralité des existences de l'âme, par André Pezzani ; la Pluralité des mondes habités, par Camille Flammarion : deux jumeaux qui naissent à peine et marchent à si grands pas dans le monde philosophique.

Nous lui devons un livre, petit par ses pages, grand par ses pensées ; la simplicité nerveuse de son style le dispute à la sévérité de sa logique. Il contient en germe la théologie de l'avenir ; il a le calme de la force, et la force de la vérité. Je voudrais que le volume ayant pour titre : Ciel et Enfer, fût édité à des millions d'exemplaires. Pardonnez-moi cet éloge : j'ai trop vécu pour être enthousiaste, et j'abhorre la flatterie.

L'année 1865 nous donne Spirite, nouvelle fantastique. La littérature se décide à faire invasion dans notre domaine. L'auteur n'a pas tiré du Spiritisme tous les enseignements qu'il renferme. Il met en saillie l'idée capitale, essentielle : la démonstration de l'âme immortelle par les phénomènes. Les tableaux du peintre m'ont paru ravissants ; je ne puis résister au plaisir d'une citation.

« Spirite, l'amante ignorée, sur la terre, de Guy de Malivert, vient de mourir. Elle décrit elle-même ses premières sensations.

L'instinct de la nature luttait encore contre la destruction ; mais bientôt cette lutte inutile cessa, et, dans un faible soupir, mon âme s'exhala de mes lèvres.

Des mots humains ne peuvent rendre la sensation d'une âme qui, délivrée de sa prison corporelle, passe de cette vie dans l'autre, du temps dans l'éternité, et du fini dans l'infini. Mon corps immobile et déjà revêtu de cette blancheur mate, livrée de la mort, gisait sur sa couche funèbre, entouré des religieuses en prières, et j'en étais aussi détachée que le papillon peut l'être de sa chrysalide, coque vide, dépouille informe, pour ouvrir ses jeunes ailes à la lumière inconnue et soudainement révélée. A une intermittence d'ombre profonde avait succédé un éblouissement de splendeur, un élargissement d'horizon, une disparition de toute limite et de tout obstacle qui m'enivraient d'une joie indicible. Des explosions de sens nouveaux me faisaient comprendre les mystères impénétrables à la pensée et aux organes terrestres. Débarrassée de cet argile soumise aux lois de la pesanteur, qui m'alourdissait naguère encore, je m'élançais avec une célérité folle dans l'insondable éther. Les distances n'existaient plus pour moi, et mon simple désir me rendait présente où je voulais être. Je traçais de grands cercles, d'un vol plus rapide que la lumière, à travers l'azur vague des espaces, comme pour prendre possession de l'immensité, me croisant avec des essaims d'âmes et d'Esprits. »

Et la toile se déroule toujours plus splendide ; j'ignore si, au fond de l'âme, M. Théophile Gautier est Spirite ; mais à coup sûr il sert aux matérialistes, aux incroyants le breuvage salutaire dans des coupes d'or magnifiquement ciselées.

Je bénis encore l'année 1865 pour les grosses colères qu'elle renfermait dans ses flancs. Personne ne s'y trompe : les frères Davenport sont moins la cause que le prétexte de la croisade. Soldats de tous uniformes ont pointé contre nous leurs canons rayés. Qu'ont-ils donc prouvé ? La force et la résistance de la citadelle assiégée. Je connais un journal du Midi très répandu, très estimé, et à bon droit, qui, depuis bien longtemps, enterre le Spiritisme pauvrement une fois par mois ; d'où la conséquence que le Spiritisme ressuscite au moins douze fois par an. Vous verrez qu'ils le rendront immortel à force de le tuer.

Je n'ai plus maintenant que mes souhaits de bonne année ; mes premiers vœux sont pour vous, monsieur et cher maître, pour votre bonheur, pour votre œuvre si vaillamment entreprise et si dignement poursuivie.

Je fais des vœux pour l'union intime de tous les Spirites. J'ai vu avec douleur quelques légers nuages tomber dans notre horizon. Qui nous aimera si nous ne savons nous aimer ? Comme vous le dites très bien dans le dernier numéro de votre Revue : « Quiconque croit à l'existence et à la survivance des âmes, et à la possibilité des relations entre les hommes et le monde spirituel, est Spirite. » Que cette définition reste, et sur ce terrain solide nous serons toujours d'accord. Et maintenant, si des détails de doctrine, même importants, parfois nous divisent, discutons-les, non pas en fratricides, mais en hommes qui n'ont qu'un but : le triomphe de la raison, et par la raison la recherche du vrai et du beau, le progrès de la science, le bonheur de l'humanité.

Restent mes vœux les plus ardents, les plus sincères ; je les adresse à tous ceux qui se disent nos ennemis : que Dieu les éclaire !

Adieu, monsieur ; recevez pour vous et pour tous nos frères de Paris la nouvelle assurance de mes sentiments affectueux et de ma considération distinguée.

T. Jaubert,

Vice-président du Tribunal.



Tout commentaire sur cette lettre serait superflu ; nous n'ajouterons qu'un mot, c'est que des hommes comme M. Jaubert honorent le drapeau qu'ils portent. Son appréciation si judicieuse sur l'ouvrage de M. Théophile Gautier nous dispense du compte rendu que nous nous proposions d'en faire ce mois-ci ; nous en reparlerons dans le prochain numéro.

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