REVUE SPIRITE JOURNAL D'ETUDES PSYCHOLOGIQUES - 1867

Allan Kardec

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Sous ce titre, M. Hippolyte Rodrigues a publié un ouvrage dans lequel il prévoit la fusion des trois grandes religions issues de la Bible. Un des écrivains du journal le Pays fait à ce sujet les réflexions suivantes dans le numéro du 10 décembre 1866 :

«Qu'est-ce que les trois filles de la Bible? La première est juive, la seconde est catholique, la troisième est mahométane.

On comprend de suite qu'il s'agit ici d'un livre grave, et que l'œuvre de M. Hippolyte Rodrigues intéresse spécialement les esprits sérieux qui se complaisent dans les méditations morales et philosophiques sur la destinée humaine.

L'auteur croit à une prochaine fusion des trois grandes religions qu'on appelle les trois filles de la Bible, et il travaille à amener ce résultat, dans lequel il voit un progrès immense. C'est de cette fusion que sortira la religion nouvelle qu'il considère comme devant être la religion définitive de l'humanité.

Je ne veux pas entamer ici avec M. Hippolyte Rodrigues une polémique inopportune sur la question religieuse qui s'agite depuis tant d'années au fond des consciences et dans les entrailles de la société. Je me permettrai cependant une réflexion. Il veut faire accepter la croyance nouvelle par le raisonnement. Jusqu'à ce jour, il n'y a que la foi qui ait fondé et maintenu les religions, par cette raison suprême que, lorsqu'on raisonne, on ne croit plus, et que lorsqu'un peuple, une époque, a cessé de croire, on voit bientôt s'écrouler la religion existante, on ne voit pas s'élever de religion nouvelle.»

A. de Cesena.



Cette tendance, qui se généralise, à prévoir l'unification des cultes, comme tout ce qui se rattache à la fusion des peuples, à l'abaissement des barrières qui les séparent moralement et commercialement, est aussi un des signes caractéristiques des temps. Nous ne jugerons pas l'œuvre de M. Rodrigues, attendu que nous ne la connaissons pas ; nous n'avons pas non plus à examiner, pour le moment, par quelles circonstances pourra être amené le résultat qu'il espère, et qu'il considère à juste titre comme un progrès ; nous voulons seulement présenter quelques observations sur l'article ci-dessus.

L'auteur est dans une grande erreur quand il dit que «lorsqu'on raisonne on ne croit plus.» Nous disons, au contraire que lorsqu'on raisonne sa croyance, on croit plus fermement, parce que l'on comprend; c'est en vertu de ce principe que nous avons dit: Il n'y a de foi inébranlable que celle qui peut regarder la raison face à face à tous les âges de l'humanité.

Le tort de la plupart des religions est d'avoir érigé en dogme absolu le principe de la foi aveugle, et d'avoir, à la faveur de ce principe, qui annihile l'action de l'intelligence, fait accepter, pendant un temps, des croyances que les progrès ultérieurs de la science sont venus contredire. Il en est résulté, chez un grand nombre de personnes, cette prévention que toute croyance religieuse ne peut supporter le libre examen, confondant, dans une réprobation générale, ce qui n'était que des cas particuliers. Cette manière de juger les choses n'est pas plus rationnelle que si l'on condamnait tout un poème, parce qu'il renfermerait quelques vers incorrects, mais elle est plus commode pour ceux qui ne veulent croire à rien, parce que, rejetant tout, ils se croient dispensés de rien examiner.

L'auteur commet une autre erreur capitale quand il dit: «Lorsqu'un peuple, une époque a cessé de croire, on voit bientôt s'écrouler la religion existante, on ne voit pas s'élever de religion nouvelle.» Où a-t-il vu, dans l'histoire, un peuple, une époque sans religion ?

La plupart des religions ont pris naissance dans les temps reculés, où les connaissances scientifiques étaient très bornées ou nulles ; elles ont érigé en croyances des notions erronées, que le temps seul pouvait rectifier. Malheureusement toutes se sont fondées sur le principe de l'immuabilité, et comme presque toutes ont confondu, dans un même code, la loi civile et la loi religieuse, il en est résulté qu'à un moment donné, l'esprit humain ayant marché, tandis que les religions sont restées stationnaires, celles-ci ne se sont plus trouvées à la hauteur des idées nouvelles. Elles tombent alors par la force des choses, comme tombent les lois, les mœurs sociales, les systèmes politiques qui ne peuvent répondre aux besoins nouveaux. Mais comme les croyances religieuses sont instinctives chez l'homme, et constituent, pour le cœur et l'esprit, un besoin aussi impérieux que la législation civile pour l'ordre social, elles ne s'anéantissent pas ; elles se transforment.

La transition ne s'opère jamais d'une manière brusque, mais par le mélange temporaire des idées anciennes et des idées nouvelles ; c'est d'abord une foi mixte qui participe des unes et des autres; peu à peu la vieille croyance s'éteint, la nouvelle grandit, jusqu'à ce que la substitution soit complète. Parfois la transformation n'est que partielle ; ce sont alors des sectes qui se séparent de la religion mère en modifiant quelques points de détail. C'est ainsi que le Christianisme a succédé au paganisme, que l'Islamisme a succédé au fétichisme arabe, que le Protestantisme, la religion grecque, se sont séparés du Catholicisme. Partout on voit les peuples ne quitter une croyance que pour en prendre une appropriée à leur état d'avancement moral et intellectuel ; mais nulle part il n'y a solution de continuité.

De nos jours on voit, il est vrai, l'incrédulité absolue érigée en doctrine et professée par quelques sectes philosophiques ; mais ses représentants, qui constituent une infime minorité dans la population intelligente, ont le tort de se croire tout un peuple, toute une époque, et parce qu'ils ne veulent plus de religion, s'imaginent que leur opinion personnelle est la clôture des temps religieux, tandis qu'elle n'est qu'une transition partielle à un autre ordre d'idées.


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